MAURICE LIMAT

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ÉTOILE DE SATAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COLLECTION « ANTICIPATION »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ÉDITIONS FLEUVE NOIR

 

 

         PREMIÈRE PARTIE

        

         L’ŒIL ROUGE

        

        

CHAPITRE PREMIER

        

         Le cas était prévu. Tous les cas étaient prévus, du moins le croyait-on, par les codes de navigation spatiale. Depuis qu’ils s’étaient envolés vers les planètes, puis vers les étoiles, les hommes avaient fait tant de rencontres extraordinaires que des sages, penchés sur de profondes études, avaient mis au point un règlement de vaste envergure qui prescrivait aux commandants des astronefs ce qu’ils devaient faire en telle ou telle circonstance.

         Mais peut-être, dans leur sagacité, ces humains érudits et psychologues n’avaient-ils pas absolument tout imaginé.

         Particulièrement, pouvaient-ils prévoir ce qui allait arriver à l’équipage du Scorpion ?

         Tout d’abord, le commandant devait garder le silence vis-à-vis de ses passagers. Mais il n’avait pas de passagers. Il emmenait les membres d’une mission scientifique. Une douzaine de pionniers-techniciens-découvreurs de planètes. Dont deux femmes. Tous étaient déjà au courant, car les uns et les autres n’en étaient pas à leur première randonnée et, lancés vers la constellation d’Hercule, chargés de détecter les mondes éventuellement colonisables et fertilisables, ils disposaient d’assez d’appareils personnels pour avoir déjà remarqué l’ Œil Rouge.

         Le maître à bord ne fut pas surpris de voir les deux couples envahir sans trop de façons la cabine où il était en train de se faire relire certains articles du code par le librorama, disque 1026, multimicrosillon, séquence A-7.

         Il vit le minéralogiste de la mission, c’est-à-dire la brune et altière Wanda, son coéquipier dans la science et dans la vie, l’océanographe Ulric, et les deux botanistes-zoologistes qui eux aussi faisaient équipe, la blonde et rieuse Norma avec le jeune Didier, qu’elle devait épouser un peu plus tard, dans cent millions d’années de lumière leur disait-on en riant, c’est-à-dire quand ils auraient tous regagné la base du Scorpion,  la planète-patrie, la Terre.

         – Alors, commandant, il paraît qu’on va rencontrer le vaisseau fantôme ?

         – L’astronef fantôme, Didier, rectifia Ulric.

         – Qu’importe… L’ Œil Rouge est l’un et l’autre… ou l’un ou l’autre…

         Voilà une bonne chose… Nous commencions à nous ennuyer !

         – Pas aimable, ça, pour le Scorpion  ni pour son commandant…

         – Mes chers amis, dit l’officier, je suis désolé que…

         – …que nous soyons au courant ? S’écria l’impétueuse Wanda. Mais nous ne sommes pas des gamins, commandant… Et Norma ou moi sommes, ne l’oubliez pas, des pionniers, des scientifiques avant tout. Il paraît difficile, en cette année 2931 de la vieille Terre, de croire encore aux légendes…

         – Il n’en est pas moins vrai que nul n’est revenu d’avoir rencontré l’ Œil Rouge…

         – Du moins nul n’en a donné une explication satisfaisante…

        – Des fous. Voilà ce qui restait à bord des astronefs qui avaient croisé, sur leur route, l’astronef errant.

         – Bon, dit le commandant, voilà qui me dispense de chercher des faux-fuyants, des explications fallacieuses vis-à-vis de ceux dont j’ai la charge et la responsabilité. Vous savez, et vous savez tous bien. Eh bien donc, venez avec moi.

         Il coupa le librorama, qui susurrait toujours des règles qu’il n’écoutait plus, et qui ne lui seraient sans doute que d’un maigre secours, le code n’admettant pas les spectres dans l’espace, sinon sous forme de mirages à l’explication toujours rationnelle.

         — Je vais au poste 1, nous y verrons plus clair.

         Le poste 1, c’était la grande cabine où se tenaient les deux pilotes, où les écrans des visophones, des micros, amenaient toute la vie du navire de l’espace, et reflétaient tout ce que les délicats appareils pouvaient capter, non seulement autour de l’astronef, mais jusqu’aux confins de l’univers, par radio et télé spatiales.

         Les pilotes, rivés à leurs sièges, ne bougèrent pas à l’entrée du commandant et de ses hôtes. Le maître à bord fit un signe, simplement, et un des hommes pressa un bouton. Aussitôt, un vaste écran s’alluma, montrant toute la partie du ciel où on se trouvait.

         Les étoiles d’Hercule flambaient. Tous les regards se portèrent vers Epsilon de la constellation.

         Le sidéroradar indiquait, de façon précise, un objet insolite. Des contrôles formels s’inscrivaient, en signes lumineux, sur un tableau voisin, donnant les coordonnées de la chose, sa vitesse, sa composition atomique, voire la nature biologique de ceux qui se trouvaient à bord.

         Le commandant et les membres de la mission lisaient ces signes, et ils demeuraient muets, étonnés. Car le tableau indiquait bien qu’il s’agissait d’un astronef, comme les petits postes détecteurs portatifs de la mission l’avaient déjà signalé, mais il était constitué d’un métal inconnu, et son mode de propulsion demeurait incompréhensible.

         De tels faits s’étaient déjà produits, quand on avait contacté pour la première fois des humanoïdes évolués venant de planètes encore non découvertes par les Solariens. Seulement, cette fois, les indications biologiques étaient bizarres, flottantes. Enfin, le sidéroradar accusait une intensité lumineuse exceptionnelle, tirant sur le rouge absolu.

         Si bien que, ne voyant pas encore l’astronef mystérieux, qui naviguait à plus d’une année de lumière, on savait ce qu’il était, que des êtres étranges vivaient à bord, et qu’un fanal prodigieux rayonnait en avant.

         Ce fanal, c’était l’ Œil Rouge.

         Depuis des années, une légende courait. Malgré leur formidable évolution technique, les hommes, conquistadores de l’univers, n’en demeuraient pas moins sujets aux faiblesses de leur race et les superstitions demeuraient ancrées.

         Tout comme autrefois, sur les océans terriens, on avait cru au vaisseau fantôme, on croyait maintenant, en plein ciel, à l’astronef maudit.

         Malheur au navire spatial qui voyait briller le fanal écarlate ! La malédiction était sur lui.

         Bien sûr, nul fait probant n’était venu corroborer ces dires et cette pseudo vérité ne s’étayait d’aucun témoignage formel.

         Mais, et cela arrivait malheureusement trop souvent, des sinistres se produisaient, des naufrages spatiaux étaient provoqués par des causes multiples. Incendies, explosions, collisions avec des météores, sans compter bien entendu les avaries occasionnées sur les planètes plus ou moins bien connues où on faisait relâche.

         Tous les ans, des vaisseaux spatiaux se perdaient ainsi. Et la rumeur publique mettait souvent cela sur le compte de l’ Œil Rouge.

         Ce qui avait singulièrement renforcé la croyance que les plus intelligents qualifiaient d’absurde, c’était le fait qu’on ait retrouvé des navires sinistrés, épaves de l’espace, totalement abandonnés, ou ne gardant à bord qu’un ou deux hommes, totalement déments.

         À d’autres reprises, nulle trace des astronefs. Mais des navigateurs recueillaient, en plein espace, des naufragés flottant dans leurs scaphandres protecteurs, et encore vivants.

         Mais fous, eux aussi.

         Vainement, on avait soigné, interrogé, étudié, observé ces malheureux.

         Aucune indication utile n’avait pu être recueillie de leur bouche concernant les modalités de la catastrophe qui avait perdu leur appareil.

         Seulement, plusieurs d’entre eux, laissant échapper par bribes des mots, voire des cris terrifiés, avaient évoqué l’ Œil Rouge. Et non seulement le sinistre fanal du vaisseau fantôme dont la vue seule provoque la perte des bâtiments, mais ils avaient parlé d’un équipage de spectres, de menaces extraordinaires, de châtiments effrayants, de supplices insensés.

         Et les neuropsychiatres n’avaient jamais réussi à se faire préciser ces faits exceptionnels. Hallucinations ? Névroses collectives ? Nul ne savait et les plus grands psychologues devaient renoncer à comprendre.

         Et c’était l’ Œil Rouge, il ne semblait pas y avoir de doute à ce sujet, que le Scorpion  allait rencontrer dans la constellation d’Hercule.

         Le commandant avait la possibilité de chercher à éviter la rencontre.

         Mais il avait des ordres formels. Son navire étant une unité de recherches se devait d’entrer en liaison avec tout ce qui était inconnu, indéterminé, neuf, inédit. N’ayant pas de passagers à bord, il pouvait se considérer comme militaire et le recul lui eût paru une lâcheté.

         Il le dit, assez brutalement, non seulement pour les membres de la mission, ceux qui se trouvaient au poste et ceux qui étaient disséminés à travers l’astronef, mais aussi pour ses officiers et ses matelots.

         Un courant d’enthousiasme passa sur le Scorpion.  On allait rencontrer l’ Œil Rouge ? Quelle fortune pour l’équipage ! Techniciens ou savants, matelots ou pionniers, ils étaient tous braves et décidés et la légende spatiale avait peu de prise sur eux. Ils considéraient, les uns et les autres, que cette rencontre était providentielle. Wanda se fit l’interprète de tous en déclarant :

         – Si nous réussissons à percer le secret de l’ Œil Rouge, nous détruirons la légende et cette terreur qui passe sur certains navigateurs… quelle gloire pour le Scorpion,  commandant.

         – Je serai heureux, dit galamment l’officier, de partager ce succès avec d’aussi charmantes collaboratrices.

         La blonde Norma fit observer :

         – Mais, commandant, vous avez encore un moyen de percer à jour le secret de l’ Œil Rouge. N’y a-t-il pas, à votre bord, un homme exceptionnel, dont le pouvoir est indiscutable et peut nous renseigner, à distance convenable, aussi bien et peut-être mieux que le sidéroradar ?

         Ulric, Wanda et Didier firent chorus. Le commandant sourit :

         – Je pensais à lui, justement. Mais n’oubliez pas que le lieutenant Bruno Coqdor est, avant tout, un de mes officiers. Je vais le charger de prendre contact avec l’astronef porteur de l’ Œil Rouge. Si je le fatigue à l’avance en faisant appel à ses facultés supranormales, il risque un épuisement qui lui serait préjudiciable.

        

         Mais les deux jeunes femmes insistèrent. Le commandant, qui suivait de l’œil l’évolution de l’astronef fantôme sur les contrôles, se décida :

         – Voilà, après tout, une heureuse idée. Si Bruno Coqdor est en forme, il saura sonder, de son esprit subtil, le mystère de l’ Œil Rouge, et ce sera une garantie supplémentaire pour le commando que je vais dépêcher à la rencontre de ce maudit navire errant. Sa voix trancha soudain, plus brève :

         – Pilote. Cap sur l’astronef inconnu en W-283-31 !

         Les pilotes répétèrent l’ordre et le Scorpion  fonça. Le maître à bord lançait, dans un micro :

         – Lieutenant Coqdor ! Je vous attends au poste 1 !

         Trois minutes plus tard, Bruno Coqdor faisait son apparition dans le poste-cerveau de l’astronef.

         Il salua d’abord, militairement, son chef de bord. Puis, souriant, il s’inclina devant les deux jeunes filles et serra la main des jeunes savants.

         Bruno Coqdor pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-huit ans. Grand, très large d’épaules, il était blond, avec des cheveux très serrés en boucles, et des yeux d’un bleu-vert éclatant. Les lèvres vermeilles, très sensuelles, s’ouvraient entre un nez droit, volontaire et un menton sans faiblesse.

         Mais cette physionomie à la fois énergique et un peu railleuse était empreinte d’un charme indicible. Plus d’une femme espérait devenir sa compagne, soit sur la Terre, sa patrie, dont il portait les caractéristiques raciales, soit sur les diverses planètes jalonnant ses randonnées.

         Cependant, outre que les officiers interstellaires demeuraient le plus souvent célibataires, du moins tant qu’ils étaient en service, d’autres raisons, plus impérieuses encore, astreignaient Bruno Coqdor à se consacrer quasi intégralement au service de l’humanité cosmique.

         Bruno Coqdor, on s’en était rendu compte dès son plus jeune âge, était un voyant. La nature l’avait doué de facultés de prescience et de détection à distance d’une qualité rare. De plus, il était télépathe et, à plusieurs reprises, il avait pu entrer en contact avec des peuples nouvellement découverts par les humains, avant même qu’un langage articulé, imagé ou mimé fût mis en action.

         Il se considérait comme un chevalier des vieux âges de la planète patrie et, paladin de l’espace, vivait solitaire, toujours en action, s’astreignant à un régime strict qui favorisait et développait en lui les dons naturels dont il cherchait à tirer le meilleur avantage, non pour lui, mais pour le bien général.

         – Coqdor, dit le commandant, nous approchons de l’ Œil Rouge. Nous ne savons rien de ce navire spectral, mais nous avons le devoir de le redouter, car il y a lieu de croire qu’il est nocif. Dans moins d’un quart d’heure, à vitesse quasi luminique, nous serons tout près. Veuillez alors tenter de sonder, cérébralement, ceux qu’il porte, afin de me communiquer leurs intentions, leurs desseins.

         Bruno Coqdor s’inclina. Il se mit un peu à l’écart et les quatre jeunes savants, qui chuchotaient ensemble, le voyaient qui se concentrait.

         Son beau visage était parcouru de frémissements et il avait fermé les yeux, pour se préparer à cette attaque télépathe dont il avait le secret.

         Le quart d’heure passa. Le Scorpion,  adroitement mené par ses pilotes, avait franchi d’un bond la prodigieuse distance le séparant de l’ Œil Rouge.

         À peine ceux qu’ils portaient avaient-ils eu le temps d’avoir un instant de vertige. Maintenant, Wanda et Norma, et leurs deux prétendants, pouvaient voir, sur un écran particulier, non plus les figuratifs du radar, mais bien le reflet du navire mystérieux, comme dans un miroir.

         Un grand navire, d’un type absolument inconnu. Il était probablement de construction très ancienne. La carène était faite, ainsi que les contrôles l’avaient signalé, d’un métal dont le poids atomique ne correspondait à aucun alliage pratiqué dans les divers mondes. Ses formes bizarres, l’énorme fanal écarlate situé à l’avant, tout cela indiquait un vaisseau construit dans quelque univers très lointain.

         Le fanal semblait trouer les profondeurs de l’espace et les fascinait tous.

         Norma murmura que le contempler lui donnait une espèce de malaise.

         Didier voulut la détourner de l’écran, mais elle refusa :

         – Je suis un savant, non une femmelette. Ulric et Wanda, eux aussi, regardaient passionnément.

         – Êtes-vous prêt, Coqdor ? demanda le commandant.

         – Je suis prêt, commandant.

         Le maître du bord donna ses instructions. D’un bout à l’autre du navire spatial, tous étaient à l’écoute, tous obéissaient strictement, tant la manœuvre était délicate.

         Il s’agissait maintenant d’immobiliser le Scorpion  en face de l’ Œil Rouge, de le protéger par l’émission d’une véritable carapace d’ondes protectrices, capables de faire dévier les projectiles et les rayons thermiques, de préparer une attaque éventuelle à l’inframauve auquel on ne connaissait guère de parade, et de plonger au besoin dans le subespace immédiatement si c’était nécessaire.

         En une minute, le commandant vit s’allumer sous ses yeux autant de voyants diversement colorés qu’il était nécessaire pour attester que chacun était à son poste, que tout était « ready ».

        

         – À vous, Coqdor. Voyez-vous, entendez-vous quelque chose ?

         Les deux couples étaient muets. Ils écoutaient de toutes leurs oreilles.

         La voix de Bruno Coqdor était changée, lointaine. Immobile, les bras croisés, la tête levée, les yeux clos, il écoutait l’invisible.

         Il parla :

         – D’étranges hommes à ce bord… Tous des vieillards… Que dis-je ? Ils semblent si vieux qu’ils sont momifiés vivants. Ils vivent pourtant. Mais on jurerait… Oh ! Ce n’est pas possible…

         Il se tut, comme frappé par la révélation.

         – Parlez. Dites-moi ce que vous ressentez.

         – Si vieux ces hommes, reprit Bruno Coqdor, qu’on ne sait plus leur âge.

         Pourtant, une ardeur les envahit. Ils souhaitent entrer en relations avec nous.

         – Quelles sont leurs intentions ? Sont-elles belliqueuses ?

         – Non. On dirait… j’entends comme une prière… Oui, c’est cela… Tout un équipage supplie le Dieu du cosmos de nous amener vers eux. Mais… ce n’est pas très franc, malgré tout… il y a comme une menace déguisée…

         Le commandant eut un grognement qui en disait long. Vieux routier des étoiles, il se méfiait toujours des rencontres fortuites et la réputation de l’ Œil Rouge n’était pas faite pour lui donner confiance.

         – Que signifie ce fanal couleur de sang ? Pouvez-vous le savoir…?

         Bruno Coqdor se concentra davantage encore. C’était un curieux spectacle de voir cet athlète, plus fait pour les jeux du stade et les tournois de l’espace que pour les sciences occultes, et qui se livrait à une telle expérience.

         – Le fanal… Ils s’en servent… Il est visible à des millions de lieues.

         C’est une sorte de superlaser, au rayonnement illimité… Ah ! Je lis dans un des cerveaux… Le fanal… Ses photons sont nocifs… Ils imprègnent de façon curieuse les cerveaux de ceux qui l’ont perçu optiquement… Ainsi, si je comprends bien, nous voudrions nous éloigner que nous ne le pourrions qu’au prix d’un immense effort… L’ Œil Rouge, c’est un œil, en effet, un œil géant, factice, mais capable d’hypnose collective.

         – Je commence à comprendre, murmura Ulric, que les fous rescapés des astronefs sinistrés n’étaient pas si aliénés qu’on a bien voulu le prétendre.

         Didier lui fit signe de se taire. Bruno Coqdor reprit.

         – Une prière, encore… Cette fois, c’est vers nous qu’elle s’élève. Oui, comme si nous pouvions quelque chose d’immense pour eux… pour eux tous et… oh !…

         Il sursauta, à sa propre exclamation. Ses auditeurs comprirent qu’il avait perçu quelque chose de vraiment extraordinaire.

         – Eh bien, Coqdor, je vous en prie… Cherchez encore !

         – Commandant. Ces hommes… Car ce sont des hommes, malgré tout…

         Ils souhaitent… la mort. Oui ; ils aspirent tous à périr… À PERIR DE NOTRE MAIN…

         – Qu’est-ce que vous dites ? Le commandant et les membres de la mission, instinctivement, entouraient Bruno Coqdor.

         – Mourir ! Ils rendent un culte à la Mort. La vie leur fait horreur !

         Norma se serra contre la poitrine de Didier. De tels propos l’effrayaient, en dépit de son courage habituel. Ulric était pâle et Wanda se mordait les lèvres.

         Brusquement, Coqdor ouvrit les yeux et regarda autour de lui, comme s’il sortait d’un rêve.

         Comme tous les médiums, il avait quelque peine à reprendre contact avec la réalité.

         Il passa une main un peu tremblante sur son front moite :

         – Je me souviens, commandant. Il y a là un formidable mystère qu’il faut percer à tout prix… dans l’intérêt du Scorpion  et de la mission, comme dans celui de toute la navigation des hommes, pour des siècles, car j’ai perçu aussi que ce navire navigue depuis des siècles…

         – Est-ce possible ? S’écria Wanda. Des générations se succèdent donc à bord du navire ?

         – Non, mademoiselle Wanda. AVEC LE MÊME EQUIPAGE.

         – Mille comètes ! Rugit le commandant. Il faut voir ces gens ! Mais y aller en force, et bien armés…

         – Commandant, dit Bruno Coqdor, je vous demande la faveur de faire partie du commando.

         – Accordé.

         – Je veux y aller aussi, s’écria Ulric.

         – Et moi, fit Didier.

         Ensemble, les deux femmes prétendirent visiter l’ Œil Rouge. Leur qualité de membres de la mission permettait cela et le commandant consentit.

         Bruno Coqdor dit encore, avant d’aller se préparer pour le coup de main :

         – Je ne les cherche pas, mais je les entends. Car un grand cri muet monte de toutes leurs âmes à la fois. Et cela vient vers nous…

         – Et que disent-ils, Lieutenant Coqdor ? demanda la blonde Norma.

         Elle vit une flamme passer dans le regard clair du chevalier de l’espace.

         – Ils disent la phrase la plus étrange que j’aie jamais entendue, par le Créateur du cosmos… Ils disent… ou plutôt ils pensent…

         Il prit un temps avant de révéler l’extraordinaire :

         – Ils pensent… profondément : bienvenue à nos meurtriers…

        

        

CHAPITRE II

        

         Devant son écran de contrôle, les doigts sur les divers boutons qui permettaient de déclencher un tir, de rectifier un réseau d’ondes, ou de jeter l’astronef dans le subespace, le commandant du Scorpion  suivait l’évolution des sept personnages constituant le commando de reconnaissance chargé d’examiner l’ Œil Rouge.

         Il les voyait tous les sept, tels des anges de l’espace, gracieux et impressionnants dans leurs combinaisons-scaphandres-armures en nylon blindé, équipés pour évoluer de façon autonome dans le grand vide.

         Pour les reconnaissances rapprochées, on utilisait ce procédé, les canots spatiaux, astronefs miniatures, n’étant réservés qu’aux expéditions de plus grand rayon.

        D’ailleurs, les sept étaient difficilement vulnérables ! Le nylon blindé résistait aux balles et aux rayons. Les respirateurs d’oxygène pouvaient durer des jours et des jours. Chacun avait son petit poste radio, des pilules nutritives, un poignard et un pistolet à inframauve. Sans compter les montres, chronos, lampes, etc. indispensables.

         Surtout, un réseau invisible enveloppait le commando, émis depuis le Scorpion.  Et le commandant dirigeait ce réseau à son gré.

         Un autre cocon d’ondes enveloppait l’astronef tout entier, le mettait à l’abri des traîtrises toujours possibles.

         Ayant ainsi pris le maximum de précautions, le commandant n’en était pas moins anxieux pour les siens.

         L’intrépide Bruno Coqdor, bien qu’ayant usé ses facultés suprapsychiques, dirigeait la petite expédition. Les quatre jeunes savants des deux sexes, les quatre inséparables, le suivaient, et deux matelots, Wang et Mac Duff, complétaient le commando.

         Le commandant du Scorpion  les voyait, filant d’un navire à l’autre dans l’éblouissement sanglant de l’ Œil Rouge. Sur les armures, des lueurs pourpres ruisselaient, donnant aux envoyés du navire terrien un relief extraordinaire. Ils semblaient nager dans un bain de sang, et le cœur du vieux navigateur des étoiles se serra.

         II lui sembla que cette lumière pourpre était de mauvais augure. Il ne pouvait oublier, d’autre part, les singulières pensées captées par ce vivant transistor qu’était son lieutenant. Et il se disait que les sept téméraires allaient peut-être au-devant d’une redoutable aventure.

         Lui qui se méfiait de tout et de tous, dans l’espace, avait fait son profit des révélations de Coqdor. Tout l’équipage portait des lunettes spéciales, qu’il avait fait aussitôt distribuer. C’étaient des verres polarisés qui avaient pour faculté de détourner les rayons lumineux. Ce procédé mettait les astronautes à l’abri des mirages de l’espace, fréquents et dangereux dans certaines constellations.

         De tels verres seraient-ils efficaces contre les effets de l’ Œil Rouge ? Ce n’était pas certain, mais c’était tout de même une certaine garantie. Si vraiment le sanglant fanal avait de redoutables facultés, il fallait tout mettre en œuvre pour les contrer.

         Bruno Coqdor et ses amis avançaient, propulsés par les ondes émises de l’astronef. Ils pouvaient, éventuellement, progresser de façon autonome, avec un petit moteur à réaction qu’ils portaient sur les épaules, mais à courte distance de l’astronef mère, il n’en était pas besoin et c’était le commandant qui les dirigeait.

         Bruno regardait l’appareil. Jamais, au cours de ses randonnées extra-terrestres, il n’en avait vu de semblable.

         II était assez vaste, ayant plus de cent mètres de long. Mais, alors que les navires spatiaux des mondes connus étaient généralement fusiformes ou globoïdes, les engins du style soucoupe ne servant que pour des incursions limitées, le navire portant l’ Œil Rouge ressemblait un peu à un poisson à grosse tête. Un énorme grondin, flanqué à l’avant d’un œil unique, immense, fascinant, sanglant, voilà ce que ce vaisseau évoquait.

         Surtout, on voyait qu’il était de très ancienne construction. Le mystérieux métal qui le constituait était patiné, rouillé par plaques, et comme lépreux. Sous combien de soleils avait-il navigué ? Dans quels gouffres de l’espace, dans quels enfers planétaires avait-il fait relâche ? Bruno Coqdor croyait voir un immense cercueil flottant, quelque chose comme un bâtiment diabolique, propre à emmener un équipage de maudits.

         Oui, si jamais il y avait eu un vaisseau fantôme dans l’espace, c’était bien celui que découvrait le lieutenant du Scorpion.

         Par radio, il communiqua avec le commandant, et aussi avec ses coéquipiers. Tous ressentaient une impression semblable.

         La sensible Norma avoua :

         – J’ai peur ! Peur comme je n’ai jamais eu peur ! Plus que lorsque j’ai vu les pieuvres fulgurantes de Procyon IV, les eaux vivantes et venimeuses des planètes perdues entre Véga et Altaïr… Je voudrais fuir, fuir en criant mon épouvante… et je ne pourrais pas, même si je le voulais…

         – C’est vrai, dit Ulric. Vous ne vous êtes pas trompé, Coqdor. L’ Œil Rouge fascine, attire, retient.

         – C’est comme un reptile immense qui paralyse sa proie du regard, renchérit Didier.

         Tout cela était tellement effrayant que Bruno Coqdor appela le commandant et lui demanda s’il devait conduire le commando au complet.

         – Je ne vous donnerai pas l’ordre de reculer, sous aucun prétexte, Coqdor. Mais je vous comprends, vous pensez aux deux jeunes filles, n’est-ce pas ?

         – Exactement, commandant. Il est encore temps de les faire rentrer à bord. Je continuerai avec les hommes.

         – Demandons-leur, dit le maître du bord.

        Mais ni Wanda ni Norma ne renoncèrent. Elles ne voulaient pas abandonner, l’une Didier, l’autre Ulric. D’ailleurs, même seules, elles eussent continué. La curiosité légendaire des filles d’Êve les tenaillait. Savoir, elles aussi voulaient savoir et percer le secret de l’ Œil Rouge.

         Et, guidé par Bruno Coqdor, soutenu par les ondes du Scorpion,  le commando, après avoir tourné deux ou trois fois, comme un vol de mouettes, autour du vaisseau fantôme, se posa, sans encombre, sur le grand navire.

         Il semblait inerte, demeurant à distance constante du Scorpion  ce qui donnait une impression d’immobilité. Impression seulement bien sûr, l’immobile ne pouvant exister dans le cosmos.

         Bruno, le premier, avançait sur l’étrange carène. Il la palpait, à travers sa moufle de nylon, si résistante, mais si souple qu’elle lui permettait un contact très subtil.

         Jamais, vraiment, on n’avait vu tel appareil. Mac Duff et Wang, qui avaient eux aussi beaucoup navigué dans le ciel, l’attestaient.

         – Peut-être, fit remarquer Didier, ce navire vient-il d’une autre galaxie, d’une autre dimension ?… Ou bien…

         – De l’enfer, murmura le matelot Mac Duff.

         Les voix nasillaient dans les micros, aux oreilles de chaque cosmonaute.

         Ils se regardèrent, à ces mots, à travers les casques de dépolex qui sertissaient leurs têtes.

         Mais Wang, qui avançait avec Ulric et Wanda, fit un signe :

         – Ceci est l’ouverture d’un sas, dit-il. C’est par là qu’on pénètre et…

         Il se tut. L’événement confirmait l’observation. Le sas s’ouvrait.

         Les hommes eurent un mouvement pour entrer. Bruno Coqdor s’avança :

         – Non ! Attendez !

         Sous le dépolex, ils le virent fermer les yeux. Il se concentrait, il se branchait sur ceux qui devaient hanter le mystérieux navire.

         – On ne nous veut aucun mal, dit-il lentement. On nous attend… Eh bien ! Entrons…

         Le commandant, qui les entendait encore, leur cria « bonne chance ».

         Du poste 1, sur l’écran, il les vit, tous les sept, pénétrer dans le vaisseau fantôme.

         Et quand le sas se referma, la communication visuelle fut coupée. Il ne les vit plus. Le réseau d’ondes était bloqué et ne soutenait plus le commando.

         L’officier se mordit les lèvres.

         Qu’allait-il advenir du commando ? Ceux du vaisseau fantôme possédaient le moyen de faire échec aux émissions du Scorpion  et les sept maintenant, perdus dans sa carène, n’étaient plus que des combattants autonomes.

         Cependant, dans le sas, Bruno Coqdor et ses six compagnons voyaient s’ouvrir une trappe.

         Norma et Wanda, ensemble, jetèrent un cri. Un être s’élançait, un petit monstre de cauchemar. Un chien ? Un écureuil ? Il tenait des deux, avec la souplesse du félin, et des ailes membraneuses qui lui permettaient de se soutenir en l’air, quand il sautait, ce qui était le cas. Sa gueule de bouledogue menaçait et il sifflait comme un reptile.

         Un homme — ou quelque chose qui y ressemblait — criait derrière lui, d’une voix enrouée, cherchant vainement à le retenir.

         La bête inconnue s’était jetée sur Wang qui, bien que solidement bâti, flanchait sous la puissance de l’animal, dont le corps couvert de poils fauves était gros comme celui d’un beau lièvre.

         Mais Bruno Coqdor s’élançait, saisissait le monstre à la nuque et lui levait brutalement la tête, le forçant à le regarder.

         Les yeux jaunes du monstrueux animal rencontrèrent ceux de Bruno Coqdor. Alors il desserra son étreinte et Wang se dégagea. On voyait trembler le corps velu, d’ailleurs assez beau, de l’extraordinaire créature.

         Et, dompté, il rampa presque, vint aux pieds du fascinant chevalier, qui lui offrit la main.

         La bête se mit à la lécher avec humilité, battant ses flancs d’un magnifique panache qui forçait la comparaison avec les écureuils de la Terre.

         – Mes compliments ! Râx vous obéit… c’est exceptionnel !

         Bruno Coqdor, dont le regard s’était adouci avec la soumission de l’animal, leva les yeux et vit celui qui avait parlé.

         Les deux jeunes filles et les hommes regardaient aussi. Et tous demeuraient muets.

         Un homme ? Certes. Grand et d’une extraordinaire maigreur, il portait un uniforme gris fer à parements rouge et or. Une tenue qui rappelait vaguement toutes celles des cosmonautes de tous les mondes. Mais ce n’était pas cela qui stupéfiait les membres du commando.

         Ainsi que Bruno Coqdor l’avait psychiquement détecté, cet individu, et d’autres qui apparaissaient, semblaient plus des momies que des humains.

         De type humanoïde classique, ils étaient tous desséchés, sans âge. Aucune trace de graisse dans ces organismes. Des épidémies qui devenaient presque blancs à force d’usure. Des faciès bien vivants, pourtant, avec des regards d’une extraordinaire intensité. Et ils étaient vifs, nerveux, fébriles presque.

         Le sang affluait à ces visages antiques, et les lèvres, les oreilles, étaient écarlates, ce qui accentuait leur laideur. Leurs mains, sans cesse en mouvement, attestaient également une grande vitalité. Le sang paraissait là aussi.

         On eût presque cru voir la circulation sous ces peaux translucides.

         Leurs cheveux à tous étaient d’un blanc de neige, ainsi que les barbes, pour quelques-uns qui la portaient, courte et bien soignée.

         Étaient-ce des spectres ? On ne savait. Mais celui qui avait parlé s’était exprimé en code spalax, langue adoptée depuis des siècles d’un monde à l’autre pour unifier les relations les plus hétérodoxes.

         Bruno, maintenant, caressait l’étrange Râx. L’homme-fantôme, peut-être le commandant du vaisseau maudit, appela la bête qui revint à lui.

         Alors, l’homme leva la main. Il tenait une sorte de cravache et frappa Râx qui jeta un sifflement douloureux, incroyablement lugubre.

         Les deux jeunes filles frissonnèrent et Bruno Coqdor déclara, paisiblement :

         – Pensez-vous que ce soit un bon moyen pour obtenir l’obéissance ?

         – Tout le monde, répondit le spectre, ne possède pas les dons que vous paraissez avoir en main.

         Bruno s’inclina :

         – Je suis le lieutenant Coqdor, du vaisseau terrien Scorpion. Êtes-vous le commandant de ce bâtiment ?

         Il vit une flamme dans les yeux de son interlocuteur et, du visage desséché, la voix un peu rauque, enrouée, riposta :

         – Qui peut commander ici ? Lequel d’entre nous peut se prétendre le maître ou le guide des autres, ses frères d’éternité douloureuse ? Non, je ne suis pas le commandant et il n’y a pas de commandant. Nous n’avons d’autre fanal que notre Œil Rouge qui nous mène sur les chemins du vide à la recherche du salut… Le salut, nous l’apportez-vous ?

         – Que souhaitez-vous ? S’écria Bruno Coqdor avec force. Nous cherchons à aider tous les humains, c’est notre mission.

         – Pouvez-vous nous apporter la délivrance ?

         – De quel mal souffrez-vous donc ?

         – Du mal de vivre…

         – Par le Dieu du cosmos, dit Bruno, voilà un mal que les hommes considèrent comme un bien, et dont ils ne se lassent pas de remercier leur créateur…

         – Oui, quand l’existence a une durée normale, et suit une courbe harmonieuse de la naissance à la mort. Mais nous sommes des immortels, ainsi rendus par la folie orgueilleuse d’un d’entre nous, qui a doté notre race d’une vitalité telle que la mort organique n’existe pas, que nos cellules immortelles sont indestructibles…

         Hallucinés, Bruno Coqdor et ses compagnons écoutaient.

         Et ils virent l’effarante démonstration.

         Un des hommes étendait la main et, de l’autre, la déchiquetait avec un poignard.

         Le sang gicla, la plaie apparut horrible. Et puis la cadence spasmodique de l’hémorragie diminua rapidement, cessa. Il n’y eut plus qu’une déchirure béante. Tout de suite, elle rosit, blanchit, les lèvres de la blessure se rapprochèrent.

         Et, sous leurs yeux fascinés, la cicatrisation, puis le colmatage total de la plaie se produisirent. Et il n’y eut plus que la trace blanchâtre de la blessure, qui commença aussitôt à s’effacer.

         Il n’y eut plus rien. Le tout n’avait pas duré deux minutes.

         – Vous avez vu, dit le premier qui avait parlé. Nul d’entre nous ne peut mourir que d’accident… Encore faut-il un traumatisme d’une extrême violence, qui détruise directement un centre vital. Nous vivons depuis… il y a si longtemps pour certains d’entre nous que nous ne pourrions chiffrer nos existences qu’en siècles. Et nous souhaitons, de la part des humains que nous rencontrons, la destruction, la mort.

         Les Terriens se regardaient avec épouvante. Était-ce folie collective ?

         Mais pourtant, ils avaient bien vu.

         – Nous n’apportons pas la mort, dit nettement Bruno Coqdor.

         – Vous le pourriez cependant, dit l’homme-spectre. Vous avez des armes, que j’imagine redoutables. Tuez-nous tous et nous vous bénirons.

         – Jamais !

         – D’autres aussi ont refusé. Prenez garde ! Nous pouvons vous emmener avec nous, vous garder à notre bord… Et cela, jusqu’à ce que vous vous décidiez.

         Bruno Coqdor avait besoin de toute sa force morale pour tenir le choc devant un tel assaut. Wanda et Norma étaient blêmes et les quatre garçons du commando n’en menaient pas large.

         Bruno se pencha et caressa Râx qui était revenu vers lui. Il demanda d’un ton léger :

         – Comment s’appelle cet animal ? Et de quelle planète est-il originaire ?

         – C’est un pstôr de la planète Dzo… Un monde que vous ne pouvez connaître…

         – Est-ce là le vôtre ?

         – Oui.

         – Tous ceux de Dzo sont-ils immortels ?

         – Oui, Pour leur malheur. Et nous, aux siècles des siècles, nous errons dans l’espace, nous demandons aux équipages que nous rencontrons de venir détruire notre race. Aucun n’a jamais accepté.

         – C’était donc vrai ? Murmura Bruno Coqdor, comme pour lui seul.

         Le spectre se tendait vers lui. Un espoir insensé brillait dans ses yeux. Et les autres, offrant leurs faces fantomales, hideux, repoussants, véritables damnés vivants, semblaient perdus en une prière maudite, implorant la fin d’une existence interminable.

         – Viendrez-vous nous détruire jusqu’au dernier, sur Dzo ?

         – Certainement pas, fit Bruno, de sa voix égale et bien timbrée. Et nous devons regagner notre astronef, rendre compte à notre commandant, et avertir le monde de votre rencontre. Ainsi, nous chercherons à faire quelque chose pour vous.

         Le spectre secoua négativement la tête :

         – Inutile ! Ceci est une dérobade. Oh ! Je comprends. Vous avez peur, comme les autres ont eu peur… Et vous reculez, vous cherchez des faux-fuyants. Mais nous ne nous laisserons pas faire. Et nous avons pris nos précautions. Depuis que vous êtes à notre bord, votre navire est loin.

         Il eut un rire affreux, un rire de crécelle où semblaient s’entrechoquer ses os. Et les autres spectres riaient aussi, du même ricanement abominable.

         Les membres du commando frissonnaient horriblement, comprenant que c’était bien à bord du vaisseau fantôme de l’espace qu’ils avaient échoué.

         – Vous ne me croyez pas ? Venez…

        Bruno Coqdor et ses amis s’élancèrent, se tenant sur leurs gardes, et ayant soin de demeurer groupés. Mais les hommes-fantômes, et Râx qui gambadait auprès de Bruno, les entouraient.

         Ils se trouvèrent devant des appareils qui rappelaient ceux en service sur tous les astronefs connus, mais de modèles inédits. Un écran panoramique s’éclaira, montrant le ciel où on se trouvait, la constellation d’Hercule, l’étoile Epsilon.

         Mais aucune trace du Scorpion.

         Et l’étrange personnage reprit :

         – Nous vous garderons en otages tant que vous ne travaillerez pas à notre salut. Nous avons éteint l’ Œil Rouge, qui retenait votre navire mieux qu’un filet aux mailles de platine. Et nous avons fait un saut subspatial, pour reparaître hors de portée. Sans l’ Œil Rouge, nous ne pouvons plus être repérés.

         Et le contact est coupé. Vous êtes nos prisonniers. Et si vous ne nous aidez pas, vous deviendrez immortels à votre tour.

        

        

CHAPITRE III

        

         – Est-ce que les pstôrs aussi sont immortels ?

         Bruno Coqdor caressait le pelage fauve de Râx. Maintenant, il avait adopté le pstôr. Ou plutôt le pstôr avait adopté Bruno Coqdor.

         Depuis qu’il avait su le dompter, l’étrange animal, galopant à la fois sur ses membres postérieurs normaux et sur ses pattes ailées, ne quittait plus l’homme de la Terre. Ses yeux jaunes le regardaient longuement, avec cette expression d’amitié farouche des grands chiens auxquels le monstre s’apparentait par le caractère. Et Bruno s’en était fait un compagnon.

         Il avait su apaiser, du moins provisoirement, l’irritation de ses camarades. Il fallait se rendre à l’évidence. On était à cent, peut-être à mille années de lumière du Scorpion.  En effet, l’étoile Epsilon d’Hercule n’avait bientôt plus été qu’un souvenir et l’astronef fantôme, plongeant de nouveau dans le subespace, avait émergé dans un ciel que les Terriens ne connaissaient pas.

         Quelles étaient ces constellations ? En quel point de la galaxie se trouvaient-ils ? Ils l’ignoraient et les hommes de la planète Dzo ne pouvaient guère le leur expliquer, faute d’un langage commun. C’était très loin de l’étoile Soleil, de toutes les étoiles connues.

         Bientôt, on rejoindrait la planète Dzo, c’était tout ce qu’on pouvait dire.

         Avec leurs petits postes, ils avaient vainement tenté de reprendre le contact avec le commandant du Scorpion.  Rien à faire, on était trop loin et d’ailleurs les ondes ne franchissaient pas le subespace.

         Bruno Coqdor les avait réunis autour de lui, dans une des cabines mises à leur disposition après qu’ils eurent, en apparence, accepté cette bizarre situation.

         Et le chevalier terrien venait d’entendre cette question de Norma, relative aux pstôrs.

         – Non, dit-il, Râx est, comme ses congénères, un animal normal. Oh ! Il paraît que les Dzoriens ont tenté aussi des expériences sur leurs frères inférieurs. Depuis des siècles, en effet, on cherche, sur Dzo, le moyen de redonner aux hommes immortels un métabolisme normal, qui les conduirait infailliblement vers la mort. Et, en traitant les animaux, on a toujours échoué dans toutes les recherches. Mais on a obtenu parfois des résultats inattendus, d’ordre accidentel. Ainsi, des êtres d’une biologie toute sommaire, comme les planaires, ont brusquement pris des dimensions considérables, ravageant les laboratoires, s’en prenant aux cités dzoriennes. Les savants et les militaires ont lutté et ont refoulé ces races monstrueuses dans les régions des grands marécages de la planète, sans jamais réussir à les anéantir.

         Norma était appuyée contre Didier. Wanda et Ulric se tenaient par la main. Adossés à la paroi, sombres et muets, Wang et Mac Duff assistaient aussi à l’entretien.

         Il y avait on ne sait combien de jours, le commando avait débarqué sur l’astronef fantôme. Et les Dzoriens les avaient capturés, emmenés loin du Scorpion.  Bruno Coqdor avait eu toutes les peines du monde à ramener le calme. Enfin, ils s’étaient apaisés. On les traitait bien. On ne les nourrissait que de pilules, par exemple et de liqueurs extraordinaires, riches sans doute en vitamines, qui provoquaient une agréable sensation de chaleur interne, de satisfaction béate. Ces boissons n’avaient pas peu favorisé le climat nécessaire à la bonne entente avec les Dzoriens. Protester ? À quoi bon, avait dit Bruno Coqdor. Nous agirons, le moment venu, selon les circonstances.

         Surtout, il voulait étudier le cas extraordinaire des Dzoriens et Hog, l’homme-spectre qui était sinon le chef, du moins le porte-parole des immortels, lui parlait volontiers.

         Maintenant, il commençait à savoir, à comprendre.

         – Lieutenant Coqdor, dit Ulric, vous avez eu des conversations avec ce Hog, et ses techniciens. Moi je vous avoue que leur contact me répugne, et je me suis même étonné de voir Wanda consentir à les entretenir à plusieurs reprises.

         – Je t’ai dit, mon chéri, que nous devions tout savoir sur ces gens. Je t’assure que tu as tort, cet ostracisme est hors de saison et le lieutenant Coqdor a raison.

         – Qu’importe ! Ces fantômes vivants m’écœurent.

         – Je suis bien de ton avis, Ulric, émit Didier.

         – Moi aussi, moi aussi, s’écrièrent les deux matelots.

         Norma dit, doucement :

         – Lieutenant, dites-nous ce que vous avez appris sur les Dzoriens ?

         Bruno passa les doigts dans la toison de Râx, qui siffla de bonheur, les paupières tombant nonchalamment sur ses yeux jaunes. Il s’étendit voluptueusement contre Coqdor, appuyant sa lourde tête canine sur les genoux du chevalier de la Terre.

         – Voilà, commença Bruno, ce que Hog m’a appris. Il y a on ne sait combien de siècles, un savant génial de la planète Dzo, hanté par la phobie de la mort, travailla à la recherche de l’immortalité. Et, pour son malheur et celui de ses coplanétriotes, il réussit. Il donna, à la biologie humaine, un métabolisme tel que toute cellule détruite était spontanément remplacée.

         Aussi bien cellule nerveuse que cellule ordinaire. C’est tout dire. Les Dzoriens ainsi traités ne pouvaient mourir de leur belle mort. Ils vieillissaient, gardant une vitalité stagnante à un certain degré, mais conservant la même intensité sans plus évoluer. Les traumatismes les plus violents, les blessures les plus horribles étaient sans effet. L’homme ne pouvait périr que par décapitation, destruction d’un organe vital comme le cœur ou le cerveau, ou autre accident analogue. Ulric soupira :

         – Sur la Terre, on a cherché aussi et sur tant de planètes. Partout, depuis que le monde est monde, les hommes ne peuvent se consoler de devoir mourir un jour.

         – L’exemple des Dzoriens, dit Bruno Coqdor, va leur montrer combien grande est leur folie, et que la vie normale ne saurait être prolongée.

         – Pourtant, murmura Wanda, l’immortalité…

         – Oh ! dit Norma, vivre toujours, c’est impossible.

         – Possible, puisque les Dzoriens ne meurent plus.

         – Oui, mais est-ce là vivre ?

         – Certes non, dit Bruno d’une voix forte. En voici la preuve : dès que la formidable découverte a été connue, sur Dzo, planète arrivée à un degré très supérieur de civilisation — je veux dire de progrès technique, cela n’a rien à voir avec la morale — tous les sujets jeunes et sains, des deux sexes, ont été traités. Seuls, les plus âgés, les malades, périssaient. Et une race s’est ainsi constituée, faite d’êtres exceptionnellement résistants.

         – Et ils ont fait souche, naturellement ? demanda Didier.

         – Non, justement. Immortels, ils étaient stériles. Si bien que, quand tous les… normaux furent morts, il ne restait plus qu’un nombre constant de Dzoriens, dans une planète torride mais assez fertile, avec des cités merveilleusement aménagées.

         – Voilà un bien étrange univers, dit Ulric.

         – Vous pouvez le dire, mon cher ami. D’aucuns, comme les Dzoriens tout d’abord, considéreraient ce monde comme paradisiaque. En fait, ils n’ont pas tardé à comprendre qu’ils s’étaient précipités dans un véritable cercle de l’enfer.

         – Plus d’enfant, plus de renouvellement, s’écria Norma. Plus d’amour possible, alors…

         – C’est bien ce qui est arrivé… Pendant un siècle ou deux, ils crurent à leur bonheur. Il y eut de très rares décès, consécutifs à des causes accidentelles. Et, bientôt, on en vint à considérer ces morts comme des bienheureux.

         Car les autres demeuraient dans une vie à l’urbanisme parfait, dans d’exceptionnelles conditions physiologiques qui excluaient jusqu’au moindre malaise. Mais cela ne les menait à rien.

         – J’imagine, dit Wang, qu’il y a eu une épidémie de suicides.

         – Non. Et vous avez mis le doigt sur le problème crucial, Wang. Car si un Dzorien s’était suicidé, il y aurait eu, ainsi que vous le supposez, une succession de ces morts volontaires. Mais pas du tout car le créateur de l’immortalité biologique, le professeur Ghowix, a conditionné ses sujets de telle sorte, psychiquement parlant, qu’ils répugnent au suicide et demeurent même éloignés de toute idée de consentement à la mort. Ils la souhaitent, ils l’appellent de tous leurs vœux, et cependant, quelque part au fond de leur cerveau, un ordre impérieux retentit. Et tout leur être réagit si bien qu’ils se cramponnent à cette vie abhorrée, et qu’ils ne feraient rien pour la quitter.

         L’instinct de conservation est multiplié en eux par mille…

         Les Terriens écoutaient cela avec effarement et consternation.

         Peut-être aussi un peu de scepticisme. Ulric ricana :

         – Admettons le conditionnement biologique et ses retentissements dans la physiologie. Nos bonshommes vivent et sont pratiquement éternels, soit !

         Mais de là à dire qu’ils se refusent au suicide… Non, ils sont tous fous, voilà tout…

         – Vous avez peut-être raison, Ulric. Mais le résultat est le même.

         – N’y en a-t-il pas qui ont demandé à un ami ou un parent la faveur de les trucider ? Cela peut se produire…

         – Non, pas chez eux. Car ce n’est qu’un suicide par personne interposée.

         Le meurtre est également honni par leur mentalité. Non pas tant pour des raisons de moralité que par la vertu de l’étrange traitement du professeur Ghowix.

         – Et ce savant, qu’est-il devenu ? demanda Norma.

         – Il vit toujours, désespéré de son œuvre. Aidé de quelques autres, il cherche. Il cherche depuis mille ans le moyen de rendre les Dzoriens mortels. Hélas ! C’est en vain !

         Bruno Coqdor avait glané aussi des précisions sur Dzo. Bien des cités avaient été abandonnées et les Dzoriens, poussés par leur instinct, s’étaient groupés dans cinq ou six villes encore en état de marche, avec des machineries extraordinaires. Certains d’entre eux poursuivaient la culture, dans les laboratoires agronomiques. D’autres faisaient de l’élevage. Leur psychisme exacerbé les menait à lutter pour vivre, pour maintenir une existence qu’ils détestaient et dont ils ne songeaient qu’à voir la fin.

        

         Norma émit l’idée qu’ils avaient dû avoir des élans mystiques, en se rendant compte qu’ils avaient bafoué la volonté du ciel.

         – Oui, paraît-il, dit Bruno, ce fut ainsi au départ. Mais, petit à petit ces damnés du cosmos ont perdu toute foi, toute espérance…

         Ulric haussa les épaules :

         – Non-sens. Lutter pour vivre quand on souhaite mourir ! Démence collective, je maintiens mon point de vue !

         – Et nous sommes au pouvoir de ces fous dangereux, ajouta Mac Duff.

         On parla ensuite de l’ Œil Rouge. Les immortels avaient songé à demander de l’aide à travers la galaxie et étaient partis à la recherche d’autres humanités, avec lesquelles ils n’avaient encore eu aucun contact. L’ Œil Rouge était le seul astronef jamais parti de Dzo qui avait réussi à évoluer dans l’espace. Du moins semblait-il, lui aussi, immortel. Depuis plusieurs siècles, il avait réalisé de nombreuses randonnées, d’une constellation à l’autre. Tout d’abord les immortels avaient demandé qu’on les aidât aimablement à mourir. Partout, on les avait rejetés comme déments, ce qu’Ulric continuait à affirmer en se moquant. Puis, ils s’étaient irrités et avaient songé à kidnapper des savants biologistes, des atomisticiens de valeur, des foudres de guerre, des inventeurs. Ils avaient amené ces captifs sur Dzo, les mettant en demeure de travailler à leur délivrance.

         – Et nul n’a jamais réussi ? dit Norma.

         – Jamais. D’ailleurs la plupart ont refusé, ce qui est humain et normal !

         – Je voudrais savoir, dit Didier, ce qu’on leur a fait, à ces prisonniers rébarbatifs. D’après leur psychisme, les Dzoriens ne pouvaient les tuer et se devaient de les aider à vivre.

         Bruno Coqdor le regarda :

         – Vous ne croyez pas si bien dire, Didier. Les Dzoriens ne peuvent faire mourir autrui, en effet. Mais ils ont le moyen de livrer leurs semblables à un supplice tel qu’aucune imagination n’a encore pu l’enfanter… Savez-vous ce qu’ils font à ceux qui se déclarent leurs adversaires d’une façon quelconque ? Ils les livrent au professeur Ghowix et à ses collaborateurs… ET ILS LES RENDENT IMMORTELS.

         Norma se voila la face. Ulric eut encore un haussement d’épaules. Les autres garçons semblaient écœurés. Seule, Wanda, écoutait avec attention.

         Bruno Coqdor parla encore de la Cité de la Vaine Science. On appelait ainsi une agglomération de laboratoires, véritable ville scientifique où Ghowix et les autres officiaient depuis des millénaires. Là, et là seulement on travaillait scientifiquement. Seulement les Dzoriens n’y croyaient plus et ils avaient donné ce nom dérisoire à la ville où on cherchait stérilement à leur apporter une mort qui les fuyait sans cesse.

         Ulric, que ces conversations exaspéraient, s’écria :

         – Mais enfin, il y a eu des morts, depuis tant de siècles.

         – Très peu, et seulement par accident, je vous l’ai dit.

         – Mais les autres… En admettant qu’ils ne veuillent pas se suicider, ou se trucider mutuellement, ils se sont heurtés à d’autres humanités, puisqu’ils ont commis des rapts, on a dû les traquer, les mitrailler. Excellente occasion de mourir que de se battre et de faire une fin glorieuse.

         – Non. Cela aussi est impossible pour eux. Quelques-uns ont pu succomber au cours des expéditions interstellaires, mais croyez qu’ils ne l’ont pas fait exprès. La guerre, s’ils la provoquent, est aussi une forme de suicide, donc exclue de leurs mœurs. Et ils évitent le combat à tout prix en toute circonstance.

         Ulric se leva et dit qu’il en avait assez. Wanda le lui reprocha avec une certaine humeur et Didier et Norma cherchèrent gentiment à éviter ce qu’ils appelaient une querelle d’amoureux.

         Les deux marins, eux, étaient abasourdis de tout cela. Ils réalisaient mal, d’ailleurs, et disaient que, sans doute, Ulric avait raison de parler de démence collective. Bruno Coqdor reconnaissait que cette théorie tenait parfaitement debout. Mais il n’en était pas moins vrai que la survie des Dzoriens était chose formelle, que la reconstitution quasi magique des cellules avait été constatée par eux tous. Enfin si les Dzoriens étaient fous, ils étaient tous atteints exactement de la même forme d’aliénation, ce qui eût paru surprenant à un neuropsychiatre, accoutumé à soigner, dans n’importe quel asile du cosmos, des démences variant à l’infini avec les sujets. Ce qui laissait tout de même supposer que le comportement des hommes-spectres avait une origine commune.

         Comme on ne leur cherchait aucune querelle et qu’ils étaient maintenant pratiquement libres à bord de l’astronef, Bruno Coqdor avait établi un plan.

         II n’était nullement question de se laisser emmener jusqu’à Dzo. On agirait avant mais, pour cela, il fallait bien connaître l’astronef fantôme, savoir comment il fonctionnait, quel était le mode de discipline du bord.

         Tout laissait croire que les Dzoriens vivaient normalement, qu’ils se nourrissaient comme les mortels, et prenaient leur quart après un repos réglementaire.

         – Nous choisirons notre moment, avait dit Bruno. Nous aurons du mal à nous rendre maîtres de l’astronef car, en principe, ils n’auront pas très peur de nos armes. Nous verrons bien. Ouvrez tous vos yeux et vos oreilles et nous mettrons les choses au point.

         Norma et Didier étaient partis à travers l’astronef. Serrés l’un contre l’autre, ils déambulaient lentement, croisant parfois un homme-spectre qui les saluait courtoisement. Norma frissonnait à chaque rencontre, mais s’efforçait de sourire. Ils lui faisaient peur, ces hommes auxquels se refusait la mort, et elle disait doucement à Didier qu’elle eût été épouvantée de se savoir immortelle.

         – Alors, tu ne voudrais pas vivre toujours… avec moi ?

         – Je t’aime, Didier. Je crois que je ne cesserai jamais de t’aimer… Mais ce sera tout aussi bien quand nos âmes se rejoindront par la volonté du Maître du cosmos…

         Didier l’embrassait en se mettant à rire :

         – J’espère, en attendant, que nous aurons de belles années galactiques pour nous aimer d’une autre façon…

         En fait sa gaieté était factice. Lui aussi avait très peur, mais il n’en laissait rien voir à sa fiancée. Il imaginait le supplice de l’éternité et se disait qu’en effet, s’il devait demeurer sans fin en présence de Norma pour la voir devenir femme-spectre, cela finirait par tuer son amour, et que la vie normale des hommes était vraiment mieux faite qu’on ne voulait bien le dire.

         Bruno Coqdor était soucieux, lui aussi. Il se trouvait responsable, en tant que chef du commando, de ces six personnes à lui confiées et voulait leur éviter le triste sort des immortels… tout en conservant leur vie au maximum.

         Étrange paradoxe, non-sens flagrant, évidente absurdité contre laquelle son noble caractère luttait farouchement.

         Lui aussi errait à travers l’astronef. Ses amis, d’un accord tacite, le laissaient seul, sachant qu’il aimait méditer. Râx le suivait, avançant drôlement sur deux pattes et deux ailes repliées, mais capable d’élans fulgurants. Hog et les autres le laissaient à Bruno, s’inclinant devant l’instinct de l’animal et la supériorité évidente d’un tel garçon.

         Soudain, des cris retentirent, quelque part dans le vaisseau fantôme. Un vacarme éclatait, des coups s’échangeaient, semblait-il et, de toutes parts, Bruno voyait des hommes-spectres qui accouraient.

         Il se hâta, lui aussi, vers le lieu d’où provenait le tumulte, escorté de son inséparable Râx.

         Et tout de suite, en découvrant la rixe, il gronda :

         – Ulric… Est-ce que vous devenez fou ? Voulez-vous le lâcher ?

         Wanda était adossée à la paroi du couloir, blanche comme la mort. Et devant elle, Ulric, fou furieux, tenait un homme-spectre à la gorge et, de sa main libre, le martelait, poing serré, en criant :

         – Je vais t’apprendre, sale vampire, à tourner autour de Wanda…

         Bruno arriva, chercha à écarter Ulric. Hog voulait intervenir à son tour.

         Mais une voix coupa :

         – Laissez, Lieutenant, Ulric a raison. Et si ces ectoplasmes à la manque ne nous obéissent pas, nous allons la leur apporter, cette mort après laquelle ils soupirent…

         Farouches, résolus, Didier, Wang et Mac Duff arrivaient, braquant les pistolets à inframauve, qui ne pardonnaient pas.

        

        

CHAPITRE IV

        

         Hog voulait intervenir. Cet ancêtre était, au fond, un homme bon et raisonnable mais, comme ses congénères, il en arrivait à ce stade où les Dzoriens n’avaient plus guère le sens du bien et du mal.

         Cependant, il savait que ses prisonniers étaient des Terriens. Les divers rapts dont les Dzoriens s’étaient rendus coupables avaient largement démontré la haute science des hommes de la Terre et leur remarquable habileté à multiplier les moyens de destruction. Parmi tous ceux qu’on avait amenés sur Dzo, de gré ou de force, les Terriens étaient les plus qualifiés pour la recherche du meilleur système à donner la mort.

         Bruno Coqdor et ses compagnons avaient eu beau arguer qu’ils étaient plus des astronautes que des scientifiques de laboratoire, les Dzoriens estimaient la prise bonne. Peut-être, pensaient-ils, c’étaient les envoyés du Scorpion  qui arriveraient un jour à leur apporter la délivrance.

         Aussi, quand il vit que la révolte éclatait parmi les prisonniers, Hog n’eut-il qu’une idée : éviter le choc à tout prix.

         Certes, les Terriens pouvaient être les plus forts et même, si cela devait être, massacrer tous les Dzoriens du vaisseau fantôme. Mais ce n’eût pas été une solution pour ceux qui attendaient et espéraient sur la planète maudite.

         Il s’élança entre les deux groupes, criant :

         – Non. Pas de lutte stérile. À quoi cela vous avancera-t-il, Terriens ?

         Mac Duff grogna, d’un ton sans aménité :

         – Ça va, face de cadavre ! Que tes sarcophages vivants dégagent notre ami Ulric et Mlle Wanda. Et rangez-vous contre la paroi, sinon nous tirons dans le tas. Je vous préviens que nos inframauves font leur petit effet. À titre d’échantillon, regardez tous la troisième marche de l’escalier qui mène au pont supérieur…

         Les Dzoriens étaient silencieux, comme indifférents, si les Terriens, eux, montraient des visages bouleversés par ces diverses émotions.

         Mac Duff fut sans doute un peu déçu de ne pas obtenir plus de réaction de la part des hommes-spectres. Mais il tenait à sa démonstration.

         Braquant fort adroitement l’inframauve, il fit feu.

         La troisième marche de l’escalier se volatilisa en trois secondes.

         Mais nul ne bougea. Et Hog prononça, de sa voix enrouée, sépulcrale :

         – Et puis, Terrien, qu’est-ce que cela prouve ?

         – Cela prouve, dit Didier, qui était rouge de colère, que nous en avons par-dessus la tête. Et si vous ne nous ramenez pas immédiatement vers notre navire, nous vous ferons subir le sort de cette marche d’escalier.

         Mais ces propos menaçants parurent aussi se perdre dans l’indifférence des multicentenaires qui, alignés comme des momies, laids à faire peur avec leur faciès blanchâtre, strié du rouge des parties sanguines fortement irriguées, continuaient à ne pas paraître entendre.

         – Faut-il, reprit Didier après un silence, que nous vous fassions une seconde démonstration, cette fois sur un ou deux d’entre vous ?

         Quelque chose qui ressemblait au plus hideux des sourires parut sur le visage effrayant de Hog :

         – Faites donc, Terriens ! Cela fera un ou deux heureux. Ceux que vous aurez ainsi désintégrés périront en vous bénissant.

         Ulric, qui depuis l’intervention de ses amis avait lâché le spectre auquel il s’en était pris, cria :

         – Nous n’aimons pas tuer inutilement, Dzoriens. Mais ne nous défiez pas trop. Quant à moi, je veux seulement corriger ce monstre !

         Il tendit un doigt menaçant, vibrant de colère, vers celui qu’il avait surpris auprès de Wanda :

         – Savez-vous ce que ce misérable osait proposer à Wanda ?

         L’immortalité tout simplement. Voilà bien une autre tactique. Il ne lui faisait plus peur avec l’idée de vivre éternellement. Mais, bien au contraire, il lui en vantait les mérites. Il lui disait que les Dzoriens étaient si savants qu’ils réussiraient bientôt à entretenir la beauté des femmes immortelles, et qu’elle demeurerait ainsi à jamais… et autres fariboles !

         Il cracha au sol avec mépris :

         – Sottises démentielles ! En attendant, je voudrais bien voir vos femelles, Dzoriens… si elles sont bâties sur votre modèle.

         Bruno Coqdor, près duquel Râx demeurait sagement blotti, mais couvant l’assemblée de ses yeux jaunes inquiets, éleva alors la voix.

         – Vous rendez-vous compte, tous, des inepties que vous débitez ? La force n’a aucun effet contre les Dzoriens. Nous devons…

         – Non, hurla Didier, en voilà assez. Je ne veux plus vivre avec ces faces de cauchemar, ni voir Norma arriver dans cette planète d’horreur…

         – Bravo, Didier ! Cria Ulric.

         Il tirait un pistolet de sa ceinture. Hog jeta un ordre bref et le cercle des Dzoriens se referma soudain sur les Terriens.

         Les Dzoriens, malgré leur âge invraisemblable étaient d’une surprenante souplesse et les sports de combat semblaient n’avoir aucun secret pour eux.

         Bruno Coqdor et ses amis réagirent un peu trop tard. Les Dzoriens avaient si bien manœuvré que les Terriens étaient tous saisis à la gorge, plaqués aux jambes, cisaillés, écartelés, maintenus, chacun par trois hommes-spectres à la fois.

         Coqdor gronda :

         – Lâchez-nous, Dzoriens ! Cette lutte ne mène à rien.

         Mais Hog donnait des ordres, dans la langue dzorienne que les Terriens ne connaissaient pas. Bruno Coqdor, fermant les yeux, tentait de sonder l’esprit de Hog pour savoir ce qu’il fomentait mais il n’eut pas le temps de se livrer à cet exercice de psychisme appliqué.

         Wang venait de se dégager avec une habileté qui rendait hommage à ses ancêtres de la Terre, inventeurs du judo, et son pistolet semblait partir tout seul.

         Un homme-spectre chancela, la cuisse fortement entamée par le jet d’inframauve.

         L’étreinte des Dzoriens se resserra. Wang fut désarmé et, sur un cri de Hog, pareille mesure fut appliquée à tous les Terriens, y compris les deux femmes, car Norma, affolée, venait d’arriver et se trouvait maîtrisée à son tour sans rien comprendre, sinon qu’il se passait quelque chose de grave.

         Bruno se taisait. Jusqu’au bout, il essayait d’éviter les réactions brutales, mais l’homme-spectre, gisant à terre avec une horrible blessure, n’était pas de nature à arranger les choses.

         Seulement Hog disait quelques mots à ses congénères puis parlait en langue spalax, apprise des prisonniers des Dzoriens :

         – Regardez bien, Terriens. Une plaie aussi terrible, chez vous, comme chez tout humanoïde normal, eût infailliblement provoqué une mort rapide.

         Voyez, toute la chair a été désintégrée le long du fémur, et l’artère adéquate est entièrement manquante sur une dizaine de centimètres.

         Horrifiés, les Terriens regardaient. Le spectacle était répugnant et le sang se répandait.

         – Et pourtant, dit Hog avec son abominable sourire. Et pourtant !

         Wanda, la première, osa avancer la tête, bien que deux Dzoriens la maintinssent encore. Et la jeune savante murmura :

         – Les chairs se reconstituent…

         Sous leurs yeux, le miracle effrayant s’accomplissait. Petit à petit, les cellules proliféraient et c’était non seulement une cicatrisation mais bien comme cela s’était produit pour celui qui s’était volontairement déchiqueté la main à leur arrivée sur le vaisseau fantôme, une véritable résurrection charnelle.

         Cela demanda bien dix minutes, tant la plaie était vaste. Mais à travers l’uniforme où manquait toujours le cuissard entamé par l’inframauve, on voyait maintenant le membre redevenu normal et l’épiderme rosé. Nul n’aurait pu dire qu’un quart d’heure auparavant, il manquait à cet homme une partie de la jambe.

         Et l’homme-spectre se releva, guéri.

         Hog déclara :

         – Vous voyez combien tout cela est sot, Terriens ! La souffrance même ne nous est plus rien. Nous l’avons oubliée depuis des siècles et vous pourriez mettre n’importe lequel d’entre nous à la torture sans en obtenir seulement un soupir. Aussi, je vous déclare…

         Il s’interrompit. Ulric venait de se dégager, d’un mouvement brusque qui écartait ceux qui le maintenaient encore et commençaient, comme tous les autres, à relâcher leur étreinte.

         – Immortels, rugissait le fiancé de Wanda, nous allons bien voir…

         Si on lui avait enlevé son inframauve comme à tous les autres, il gardait son petit poignard, arme de parade mais aussi quelquefois bien utile, que la tradition attribuait à tous les cosmonautes.

         Il fonça sur celui qu’il haïssait, celui qui était coupable d’avoir tenu à Wanda des propos monstrueux.

         On réalisa, quand l’homme-spectre fut par terre et qu’Ulric, debout, l’arme sanglante à la main, regardait, hébété, celui qu’il venait de tuer, d’un coup en plein cœur.

         Wanda, tremblante, ses beaux yeux agrandis par l’horreur, râla :

         – Ulric… Ulric… qu’est-ce que tu as fait ?

         Bruno Coqdor vit la catastrophe imminente. Les Dzoriens qui malgré tout étaient soutenus par un ardent instinct de la conservation, allaient-ils se ruer sur les Terriens et les massacrer ?

         Il allait appeler Râx, chercher à utiliser le pstôr dont il avait apprécié les qualités combatives peu communes pour tenter un dernier effort.

         Ce fut inutile et ce qui se produisit alors fut encore plus étonnant que le reste.

         L’homme-spectre était mort, cela ne faisait aucun doute, le cœur percé d’un coup de poignard.

         Mais ni Hog ni tous les fantômes vivants du navire maudit ne se jetaient sur le criminel, ou sur ses camarades.

         Tous, d’un mouvement spontané, s’étaient agenouillés. Une étrange psalmodie montait, comme une litanie venue de l’enfer, dont les résonances faisaient mal.

         Les Dzoriens semblaient avoir oublié jusqu’à la présence de ces humanoïdes si différents d’eux-mêmes. Une sorte d’extase mystique passait sur eux.

         Et soudain, après avoir entouré le corps de leur congénère mort, enfin délivré de son immortalité pesante, ils tendirent tous des mains suppliantes vers Ulric, livide, qui serrait toujours nerveusement son poignard ensanglanté.

         Bruno Coqdor, qui sondait les cerveaux des Dzoriens pour comprendre, s’écria :

         – Ils chantent l’hymne à la mort. C’est-à-dire pour eux la joie de l’évasion suprême… Ils n’ont pas le droit de la donner, pas même de la souhaiter, cette mort. Et ils luttent pour survivre comme des forcenés. Mais un accident — ou un meurtre — c’est quelque chose de bénéfique. Ulric. En ce moment, ils vous remercient tous pour celui que vous avez délivré…

         Ulric se rendit compte de l’horreur de son geste et jeta l’arme avec dégoût. Wanda lui tendit les bras et cet homme fort, soudain faible comme un enfant, se réfugia sur le sein de la femme aimée.

         Norma et Didier, et aussi les deux matelots, regardaient tout cela avec stupéfaction.

         Mais Bruno Coqdor s’écriait :

         – Venez tous avec moi ! Venez !

         Sans comprendre, ils lui obéirent. De partout, des Dzoriens arrivaient et, s’agenouillant sans prendre plus garde aux Terriens, mêlaient leurs litanies à celles des autres, autour du corps de leur camarade délivré de l’infernale immortalité de leur race.

         Quelques instants après, tout l’équipage du vaisseau fantôme se trouvait réuni là, en honneur de cette circonstance exceptionnelle, la mort d’un de ses membres, qu’Ulric avait tué d’un coup en plein centre vital.

         Là, la reconstitution de cellules ne pouvait plus se faire, la mort ayant été instantanée.

         Les Dzoriens avaient abandonné tous les postes, même celui du pilote.

         C’est ce que Bruno Coqdor avait lu dans leurs esprits et c’est pour cela qu’il avait emmené ses compagnons.

         En peu de temps, les Terriens profitèrent, sous sa direction, de cette situation rare. Ils prirent en main tous les postes clés du vaisseau fantôme, se rendirent très aisément maîtres du navire.

         Certes, les appareils leur étaient inconnus mais tous ces navigateurs de l’espace avaient une telle maîtrise de la technique que, avec les inévitables gaucheries du début, ils réussirent à s’y reconnaître, plus ou moins adroitement.

         Aidés par les deux jeunes femmes, plus dynamiques que jamais, Bruno Coqdor et les quatre garçons furent bientôt en possession totale de ce navire extraordinaire.

         Les heures passaient et les Dzoriens ne se souciaient pas d’eux, ni de la direction de leur bâtiment qui filait toujours dans le grand vide.

         Bruno avait donné ordre de se tenir sur ses gardes car, quand les hommes-spectres sortiraient de l’espèce de torpeur béate où les plongeait la mort bienheureuse d’un d’entre eux, ils pourraient redevenir dangereux.

         En attendant, palpant les appareils de transmission et de détection, il réussissait, après quelques tâtonnements, et aussi une lecture de pensée dans le cerveau d’un pilote dzorien, actuellement à genoux devant le cadavre de la victime d’Ulric, à déchiffrer le système de manœuvre des écrans d’observation.

         Il vit apparaître alors un ciel totalement inconnu. Des étoiles de diverses couleurs, allant du rouge morne au blanc éclatant, des astres doubles et même triples, des soleils verts ou violets, des cortèges planétaires absolument inédits.

         – Nous sommes dans un des coins les plus perdus de la galaxie…

         Vraisemblablement au-delà du Sagittaire central. Mais où ? Jamais sans doute un  astronef de la Terre ou des mondes alliés n’est venu jusqu’ici. Et cette étoile immense, devant moi, qu’est-ce donc ? Une seule petite planète tourne autour. Quel est donc son nom ?

         Il n’avait pas entendu quelqu’un qui, derrière lui pénétrait doucement dans le poste de télécommunications.

         Une voix enrouée, qu’il connaissait bien, éructa :

         – Cette planète, Lieutenant Coqdor, c’est la planète Dzo, la planète des hommes immortels… Et cette étoile, c’est notre soleil, que nous appelons l’Étoile de Satan, depuis que ses rayons n’éclairent plus que des maudits.

        Bruno Coqdor, debout dans le poste, regardait Hog qui entrait, suivi de trois autres hommes-spectres, et il comprit que la cérémonie en l’honneur du mort était terminée, que les Dzoriens reprenaient conscience.

         Hog reprit :

         – C’est sur Dzo que nous vous conduisons. Car vos amis sont retombés entre nos mains. Et vous vivrez désormais, bientôt conditionnés pour être immortels, sous la lumière éclatante de l’Étoile de Satan.

         Bruno hésita une fraction de seconde.

         Et soudain, il jeta :

         – Râx ! Attaque !

         Le pstôr, près de lui, bondit avec une vélocité incroyable. Ses ailes de chauve-souris s’étaient déployées, ses yeux jaunes lançaient des éclairs et Hog et les Dzoriens, qui pourtant le connaissaient bien, ne purent éviter le terrible choc.

         Des griffes et des dents, le monstre volant s’en prenait aux hommes-spectres et il fallait tout l’instinct répulsif qui était en eux pour qu’ils puissent tenter de lui échapper, alors qu’il était capable de les déchirer tous.

         Mais Bruno Coqdor bondissait au milieu du groupe, les bousculait, se ruait vers le poste de pilotage.

         Hog, que le choc avec Râx avait jeté au sol, se relevait, comprenant que le jeune Terrien allait tenter quelque chose. Et il jetait des ordres à ses hommes, qui avaient brusquement envahi les postes et maîtrisé de nouveau les Terriens, qui les croyaient encore à leurs psalmodies.

         Trois hommes-spectres voulurent s’opposer à l’arrivée de Bruno. Il se baissa, fonça comme une catapulte. Un spectre fut projeté presque contre le plafond, un autre heurta rudement la paroi. Quant au troisième, Bruno réussit à le neutraliser en le fixant une fraction de seconde dans les yeux, provoquant une réaction cérébrale violente.

         Aussitôt, il fut sur le pilote, l’enleva de son siège, l’ayant neutralisé d’un bras roulé. Et il renversa les commandes, tandis que l’ Œil Rouge, brusquement soulevé de sa route normale faisait un bond dans l’espace.

         Hog, qui avait échappé à Râx, accourait. Bruno, les mains au volant, lui jeta :

         – Stop, Hog ! Et arrêtez l’action de vos hommes. Libérez les miens et rendez-vous une fois pour toutes. Sinon, au lieu de conduire l’astronef vers Dzo, je le précipite dans votre Étoile de Satan !…

        

        

CHAPITRE V

        

         En une seconde, Bruno Coqdor vit se dessiner sur le visage émacié et strié d’écarlate le hideux sourire habituel.

         Mais il ne laissa pas le temps à l’homme-spectre de faire de l’ironie sur sa menace :

         – Attendez, Hog ! Ne me rétorquez pas que, selon l’habitude, vous vous moquez de mon attitude. Que vous importe la chute du navire sur ce tourbillon de feu, n’est-ce pas ? Que vous, que tous vos camarades périssent !

         Ce sera le meilleur service à vous rendre. Je prévois tout cela et je vous dis que peut-être je peux quelque chose pour vous, pour toute la race dzorienne.

         Une lueur passa dans les yeux du maudit.

         – Je vous propose un marché, reprit Bruno Coqdor. Réfléchissez et prenez, si bon vous semble, l’avis de vos congénères. Mais je vous préviens, tant que je n’aurai pas votre parole, je continuerai à diriger le vaisseau sur cette étoile, fût-elle de Satan je m’en moque. Et si vous tardez trop nous grillerons tous, mais l’espoir de sauver les maudits de Dzo sera à jamais perdu, car ils n’auront plus d’astronef pour sonder l’espace à la recherche d’éventuels sauveteurs.

         Hog hésitait visiblement. Il demanda, de sa voix d’outre-tombe :

         – Que proposez-vous, Coqdor ?

         – Ceci, dit lentement le chevalier terrien. De votre part, la promesse formelle qu’aucun d’entre nous ne sera conditionné en vue de devenir immortel.

         – Et si quelqu’un aspire à cet état ? Bruno haussa les épaules :

         – Faites cette réserve si cela vous plaît, comme cela ne risque guère de se produire. Donc vous promettez qu’aucune force ne sera employée contre nous dans ce but.

         – Et en échange, vous offrez…?

         – De tout mettre en œuvre pour vous aider. Entendez-moi bien, Hog, et précisez-le à vos coplanétriotes. Je ne vous promets pas la mort. J’estime comme ceux de ma race, que Dieu seul a le droit de reprendre la vie d’un homme. Mais peut-être pourrions-nous vous aider à redevenir des hommes normaux, dont l’évolution biologique se fera au cours d’une durée variable, mais de toute façon vouée à un terme définitif. D’accord ?

         Hog semblait fort intéressé. Mais il demanda à consulter ses compagnons.

         – Allez, dit Coqdor. Et ne tentez rien contre moi. Je demeure aux commandes et l’astronef fonce, à deux cent mille kilomètre-heure, sur l’Étoile de Satan. Ne perdez pas de temps.

        Le fantôme vivant le regarda fixement. Bruno crut qu’il allait parler mais il n’en fut rien. Hog disparut.

         Bruno, sans que le spectre s’en rendît compte, lisait dans sa pensée :

         – Proposition merveilleuse : ne pas mourir brusquement, redevenir normaux, connaître une période normale avant la fin… une vie… aimer…

         Procréer… ne quitter la vie et Dzo qu’après avoir fait souche.

         Bruno pensa qu’il avait gagné. Mais où étaient ses compagnons ? Il les chercha mentalement, finit par les découvrir, les situer dans une des cales de l’astronef où les avaient parqués les spectres après les avoir surpris.

         Ulric pestait, Didier ne décolérait pas. Mac Duff jurait et Wang cherchait plus subtilement quelque astuce pour s’en sortir. Norma était courageuse, car son esprit était assez lucide pour estimer la gravité de la situation, et elle faisait face.

         Seule Wanda rêvait. Et Bruno, se glissant audacieusement dans les pensées de la jeune femme recula soudain. Il lui semblait qu’aller plus avant eût été d’une indiscrétion frisant l’indécence. Wanda songeait à des choses qui inquiétèrent Bruno Coqdor mais qu’il n’osa examiner.

         Il avait besoin, maintenant, de toute son attention pour mener l’astronef et se tenir sur ses gardes. Bien que tous candidats à la mort, les Dzoriens, menés malgré tout par ce bizarre instinct de conservation qui démentait leur idéal, étaient bien capables de chercher à le surprendre comme ils avaient surpris les autres Terriens. Tout eût été à recommencer, ou peut-être définitivement perdu.

         Râx l’avait rejoint. L’écureuil volant léchait ses plaies. Il avait dû porter de rudes coups à ses anciens maîtres, mais il avait été blessé dans le combat.

         Pourtant, subjugué par le charme de Bruno Coqdor, totalement acquis à ce maître jeune et sain, franc et profondément bon qui le changeait de son asservissement aux hommes-spectres, il était revenu près de lui.

         Cette présence était appréciée de Bruno, qui s’attachait lui aussi à ce bizarre représentant de la faune galactique, qu’il arrivait à ne plus trouver aussi laid qu’à sa première apparition.

         Râx le protégerait. Il veillerait, grognant à toute incursion insolite. Son instinct était sûr, autant que sa fidélité à Bruno.

        Maintenant, la chaleur augmentait et Bruno ruisselait. Tout en demeurant rivé au volant de l’astronef, il échancra largement sa combinaison d’astronaute. Mais il ne fit pas dévier le navire d’une ligne.

         Il ne voulait pas se lancer dans de nouvelles incursions psychiques, qui l’eussent épuisé, alors qu’il avait besoin de toutes ses forces, de toute sa vigilance. Mais il pensait à ses amis.

         Que devaient-ils imaginer, en constatant l’augmentation redoutable de la température ambiante ? Dans leur prison, ils ne pouvaient voir ce qui se passait dans l’espace et croiraient peut-être que les Dzoriens, renonçant à l’idée de vivre à tout prix, se jetaient sur un soleil en un suicide collectif auquel ils participeraient malgré eux.

         Râx avait chaud, lui aussi ; il tirait la langue, maintenant, mais il ne bougeait pas.

         Et des heures passèrent.

         Bruno Coqdor pouvait voir nettement la planète Dzo, unique satellite de ce soleil que les maudits appelaient l’Étoile de Satan en leur langage. Car évidemment, comme tous les peuples du cosmos, ils avaient cru en Dieu et l’infortune les avait jetés dans le culte du Diable.

         Bruno pensait qu’il était temps de venir à leur secours. Et il s’interrogeait, en conscience.

         N’eût-ce pas été une œuvre pie, après tout, que d’oser ce que nul n’avait encore osé, de supprimer ce peuple ?

         L’audacieux garçon se morigénait. Non, le meurtre est toujours coupable et cette formidable euthanasie eût constitué un péché sans précédent dans les Galaxies.

         Alors ? Si les Dzoriens acceptaient — et Coqdor espérait bien qu’ils allaient accepter — il lui faudrait tenir sa promesse. Mais il avait été instruit dans bien des sciences. Et Norma et Didier, Wanda et Ulric, eux aussi pourraient travailler la question. Sans être absolument des biologistes, ils avaient, les uns et les autres, potassé de telles sciences à l’institut des hautes études interplanétaires. Puisque le professeur Ghowix et ses aides, après des siècles de recherche, ne pouvaient arriver à faire machine arrière, peut-être qu’un des Terriens, en acceptant délibérément de se faire leur auxiliaire, parviendrait-il à trouver le petit joint, l’œuf de Colomb susceptible d’inverser le métabolisme vital des Dzoriens, qui cesseraient d’être immortels pour n’être plus que des hommes.

         Mais le temps passait. L’image de la planète Dzo se noyait dans le torrent de feu lumineux émanant de l’étoile. Bruno regardait grandir le disque flamboyant, dont l’éclat devenait insoutenable, tandis que la chaleur augmentait, maintenant d’une minute à l’autre.

        Malgré leur insensibilité légendaire, les hommes-spectres devaient commencer à en être incommodés.

         Bruno espérait que cela les aiderait à se décider. Son âme honnête se trouvait devant bien des dilemmes. Avait-il le droit de risquer la catastrophe, pour faire pression sur les Dzoriens ? Si l’astronef, pris dans la force d’attraction de l’étoile, ne pouvait plus faire marche arrière, au moment où il voudrait changer de cap ? Cela aussi, c’était du domaine du possible. Et Bruno ferait périr, non seulement les Dzoriens, mais encore tous ses amis, et il mourrait lui-même désespéré, conscient de sa faute.

         Il lui fallait toute sa force mentale pour tenir quand même, résister à cette autre tentation : faire faire un tour complet au volant central qui commandait tout l’astronef. Et l’ Œil Rouge se fût enfui des parages de l’étoile. Mais la face eût été perdue vis-à-vis de Hog et des autres.

         Maintenant, on tombait littéralement vers le brasier.

         Bruno Coqdor, torse nu, ruisselant, luttait. La situation était infernale. Il sentit que le moment arriverait où l’ Œil Rouge ne pourrait plus faire demi-tour et où il s’abîmerait, à plus ou moins longue échéance, dans les flammes de l’Étoile de Satan, la bien nommée.

         – Ces démons vont-ils se décider ? ;

         Rien ne venait encore. Près de Coqdor, Râx haletait, le poil délavé par la transpiration, et ses yeux jaunes exprimaient une détresse sans nom. Par instants, il exhalait une plainte, modulant bizarrement le sifflement qui servait de base à son langage.

         – Avais-je le droit…? Se demandait Bruno, évoquant les deux jeunes filles et les quatre garçons enfermés dans la cale, qui devaient cuire tout vifs sans comprendre ce qui se passait.

         Par l’écran de contrôle, il voyait l’espace. Le soleil satanique emplissait tout, maintenant et sa surface apparaissait, brûlante. On distinguait parfois les gerbes de feu qui jaillissaient de sa masse, comme de toutes les étoiles à grande puissance thermique. La planète Dzo avait totalement disparu. On s’en était trop éloigné.

         Bruno Coqdor pensa que, si les Dzoriens ne venaient pas lui rendre réponse, ce serait la fin de l’ Œil Rouge, de son équipage de damnés, des membres de la mission-commando du Scorpion  et aussi la fin de Bruno Coqdor.

         Son puissant esprit s’embrumait. Son corps brûlait. Il suffoquait. Et il pensa encore, dans un vertige de feu, les yeux corrodés par le reflet de ce soleil où il jetait l’ Œil Rouge, que, si les Dzoriens refusaient, le résultat serait le même.

         Car, maintenant, il ne pourrait plus reculer.

         Sa souffrance était atroce. Il en arrivait à ne plus sentir l’air qui le grillait littéralement, tant son cœur déchiré saignait, pour les deux couples, et pour les marins ainsi sacrifiés.

         Continuer ? Tenter de redresser la barre ? S’humilier en abandonnant la tentative ? Non, il ne pouvait faire cela.

         N’était-ce d’ailleurs pas trop tard ? La formidable force d’attraction du soleil devait aspirer le malheureux petit navire spatial.

         Bruno Coqdor, qui ruisselait d’une sueur provoquée autant par l’angoisse que par la chaleur, sentit qu’il allait tomber.

         Instinctivement, il posa sa main sur la tête de Râx, pour sentir encore une douceur vivante, et la bête exhala un long sifflement lugubre.

         La porte du poste s’ouvrit. Hog parut, avec trois hommes-spectres.

         Malgré leur allergie à la souffrance, ils titubaient. Et leurs faces maigres étaient luisantes.

         Hog râla :

         – Sauvez le navire, Coqdor ! Nous acceptons !

         D’un effort surhumain, car il allait lâcher et s’écrouler, Bruno fit exécuter un tour complet au volant.

         L’ Œil Rouge fit un bond dans l’espace et se retourna complètement.

         Pendant un instant, ce fut la panique. Le renversement des valeurs gravitationnelles perturbait gravement l’équilibre artificiel entretenu à bord par les appareils convenables, et c’était l’attraction du soleil qui en était responsable.

         Mais, contrairement à ce que redoutait Coqdor, le navire était encore trop loin de l’Étoile de Satan pour y être irrémédiablement aspiré.

         Il tomba donc dans l’espace, mais en sens inverse de la marche vers l’étoile. Il fonça, à une vitesse vertigineuse, refusant tout contrôle, échappant à la technique des hommes qui, à bord, projetés contre les parois et les plafonds, roulant sur eux-mêmes parmi les fracas de verre, de métal, de plastique, se heurtant aux meubles, se blessant aux débris, se brûlant aux tubes lumineux qui éclataient, n’étaient plus que des bêtes hurlantes, affolées, de pauvres êtres qui cherchaient vainement à se stabiliser dans ce milieu devenu subitement instable à l’extrême.

         Longuement, l’ Œil Rouge roula ainsi, dans l’espace, emmenant cet équipage de misérables dont plusieurs avaient péri, et dont la majorité était maintenant composée de blessés.

         Tous, en tout cas, étaient abasourdis, assommés, hébétés, incapables de réaliser ce qui leur arrivait.

         Enfin, sans raison apparente, simplement parce qu’il avait échappé totalement à l’attraction encore pesante de l’Étoile de Satan, l’ Œil Rouge retrouva un peu de stabilité.

         Bruno Coqdor se releva et, sur le navire en détresse, aidé de Hog mal en point, suivi de Râx sifflant ses gémissements, il chercha à pallier le désastre.

         Tout d’abord, il libéra ses compagnons. Hélas ! On devait déplorer la mort de Mac Duff, projeté trop brutalement contre une paroi et dont le crâne avait été brisé.

         Pieusement, Norma, Ulric et Didier, aidés de Wang qui pleurait silencieusement son compagnon, demandèrent à ce qu’on procédât à la désintégration du corps. Cela se pratiquait sur tous les astronefs. Les Dzoriens d’ailleurs, faisaient de même. Mais, pour l’instant, tout était en panne à bord.

         On entendit, en veillant le pauvre Mac Duff, les psalmodies interminables des hommes-spectres. En effet, trois d’entre eux avaient péri dans la perturbation générale et, une fois de plus, les étranges prières montaient, on ne savait si c’était en signe de détresse ou plutôt de satisfaction.

         Les Terriens, réunis autour de Bruno qui avait dit toute la vérité, s’irritaient de ces litanies lancinantes. Coqdor ne leur avait pas caché que l’ Œil Rouge était mal en point. On avait, tant bien que mal, réussi à mettre le cap sur Dzo. On y parviendrait sans doute, mais dans quel état ?

         Cela dura encore la valeur de trois jours de la Terre.

         Dzo grandissait dans le ciel. Sous l’Étoile de Satan qui lançait ses feux ardents, on voyait le monde des immortels qui semblait venir à la rencontre de l’astronef avarié, lequel gouvernait mal, et à bord duquel plus rien ne fonctionnait convenablement.

         Les Terriens avaient approuvé Bruno Coqdor. Ils apporteraient leur savoir à aider les Dzoriens puisque, selon le serment de Hog, on ne leur imposerait pas l’état abominable d’immortalité.

         Bientôt, l’ Œil Rouge, désormais avec son fanal éteint, brisé à jamais, survola Dzo. Hog vint trouver Bruno Coqdor :

         – Nous tombons, sans pouvoir rejoindre les cités. Et d’après mes observations, nous allons toucher la planète dans la zone des grands marécages.

         Mon devoir est de vous dire que la situation est désespérée…

        

        

 

CHAPITRE VI

        

         Comme une pierre, l’ Œil Rouge arrivait sur la planète Dzo.

         Ce n’était plus un astronef, un navire gouverné par la main des hommes, mais une épave, un objet inerte simplement soumis à la loi de la gravitation universelle, une pauvre chose qui tombait.

         Luttant contre les nausées qui les envahissaient, hommes-spectres et Terriens, unissant pour une fois leurs efforts, avaient freiné, comme ils l’avaient pu, l’effroyable descente, au moyen de fusées réactives, provoquant un mouvement inverse de la masse générale. Ce qui avait tout de même un peu ralenti la marche à l’abîme. Sans cela, l’ Œil Rouge et ceux qu’il emportait se fussent écrasés en percutant le sol.

         Ou plutôt, ainsi que l’avait prévu Hog, ils se seraient tous engloutis dans les grands marécages, vastes zones lacustres stagnant à jamais sous la brûlante lumière de l’Étoile de Satan.

         Bruno Coqdor suivait, par un hublot, la montée hallucinante de la surface de Dzo. Bientôt il ne vit plus les terres, mais seulement, de vastes étendues luisant brutalement sous le soleil. Les eaux mornes des grands marécages étaient seulement parsemées, ça et là, d’îlots de plantes aquatiques, à l’aspect désolé, tant l’astre dardait férocement ses rayons.

         Un dernier train de fusées ralentit encore la chute. À bord, tous avaient pris les précautions d’usage. Les systèmes d’évacuation par parachutage ou cabines éjectables ne fonctionnaient plus depuis le grand choc subi dans l’espace. Il fallait se résoudre à aborder rudement, après s’être capitonnés au maximum.

         Et l’astronef fantôme acheva sa carrière en heurtant une des îles des marais dzoriens. Il y eut un immense rejaillissement d’eau fangeuse et le sol de l’îlot se fendilla, s’effondra en maints endroits. La carène de l’ Œil Rouge, chauffée quasi au rouge par l’entrée dans l’atmosphère, provoqua l’incendie spontané des rares bouquets végétaux croissant sur l’îlot.

         Quelques instants s’écoulèrent. Le navire spatial était à demi enfoncé par l’avant dans le marécage, le reste de la coque gisant sur l’île. On vit s’ouvrir le sas, heureusement non bloqué, et lentement hommes-spectres et Terriens sortirent du navire sinistré.

        

         Cette fois, c’était fini, jamais plus l’ Œil Rouge ne mettrait son sanglant et sinistre rubis dans les espaces célestes, faisant frissonner les astronautes et répandant la terreur légendaire des vaisseaux maudits.

         Didier soutenait Norma, Wanda s’appuyait sur le bras d’Ulric. Wang accompagnait Bruno Coqdor et Râx, près du lieutenant du Scorpion,  sentant l’air libre et humide, reconnaissant peut-être sa planète natale, lança un long sifflement satisfait, avant d’aller gambader sur le littoral de l’île.

         Mais, à ce cri, un autre cri répondit. Une vibration plutôt, mais lugubre, interminable, qui fit passer un frémissement chez les Terriens, lesquels ignoraient tout de l’animal qui avait pu gémir ainsi.

         – Jamais, sur aucune planète, je n’ai entendu chose pareille ! dit Wang.

         Hog et les hommes-spectres semblaient inquiets. Bruno Coqdor interrogea le porte-parole habituel des Dzoriens.

         – La voix de Râx a éveillé les planaires, dit le spectre. Je vous ai dit je crois, que les monstres hantent ces régions. Or nous pouvions quitter cet îlot et avancer vers le rivage, dans cette direction — il tendait le doigt vers le sud-est. On a de l’eau jusqu’à mi-corps, mais les marécages ont l’avantage d’être peu profonds. Il faut seulement se méfier des trous, qui abondent.

         Pourtant, nous nous en sortirions aisément… sans les planaires géantes.

         – Nous en viendrons à bout, dit Bruno Coqdor.

         Ses amis et lui avaient récupéré leur armement, un accord s’étant fait entre Dzoriens et Terriens. Avec les inframauves, on ne craignait aucun animal connu dans les galaxies.

         Bruno Coqdor expliqua cependant à ses amis que ce cri affreux avait été émis par un de ces êtres primaires gigantifiés accidentellement dans les laboratoires dzoriens et dont les survivants hantaient les grands marécages.

         Ce n’était pas une nouvelle agréable. Mais les Terriens avaient bien d’autres soucis, en dépit du serment des hommes-spectres. Ils pouvaient espérer qu’on tiendrait parole et qu’on ne chercherait pas à leur infliger le supplice d’éternité. Mais il faudrait travailler à la destruction de la race, du moins en rendant les Dzoriens au métabolisme normal des humanoïdes.

         Et ensuite ? Rien ne serait réglé.

         Car l’ Œil Rouge détruit, le seul astronef dzorien n’existant plus, par quel moyen quitteraient-ils un jour cette planète perdue, située dans une constellation ignorée ? Car l’Étoile de Satan, autrefois appelée Hotts par les Dzoriens, ne correspondait à aucun soleil référencé. Depuis qu’ils avaient perdu le Scorpion,  Bruno Coqdor et ses compagnons ignoraient absolument en quelle partie de la galaxie ils se trouvaient.

         Hog et consorts les eussent volontiers renseignés. Mais eux-mêmes ne semblaient connaître le cosmos qu’assez imparfaitement. Ils avaient longuement erré à la recherche d’autres humains et tout avait tourné très mal. Il restait, sur Dzo, des êtres originaires de la Terre et d’autres mondes, mais devenus immortels, ils se confondaient avec les Dzoriens. Et ils ignoraient tous la position exacte de Dzo par rapport au reste de la galaxie.

         Le soleil était haut dans le ciel. Il faisait une chaleur atroce et la brume flottait sur les marécages. On ne voyait pas les rives et quelques autres îlots apparaissaient vaguement, fantomatiques.

         D’accord avec Hog, Bruno Coqdor donna le signal du départ.

         Terriens et hommes-spectres eurent bientôt, comme Hog l’avait annoncé, de l’eau jusqu’aux genoux, puis aux cuisses et bientôt au-dessus de la ceinture.

         Mais on n’enfonça pas davantage et la lente progression commença.

         On marchait mal, on titubait, on trébuchait. Plus d’un faillit s’engloutir et ne dut son salut qu’à une main fraternelle qui l’agrippait à temps.

         Wanda et Norma, courageuses comme toujours, ne se plaignaient nullement. Didier essayait parfois de plaisanter, mais sa voix ne trouvait guère d’écho. Wang était particulièrement sombre, depuis la mort de Mac Duff et Wanda continuait à rouler des pensées que Bruno se refusait à analyser bien que ses facultés lui en eussent donné facilité. Ulric, chagriné de cette attitude, la mettait sur le compte de leur extravagante situation.

         Râx pataugeait, barbotait, mais lui semblait s’amuser de ce genre d’aventure. Il venait parfois s’ébrouer auprès de son maître, puis il repartait et, parfois, s’élançait d’un bond, les ailes battant l’air, tournoyait un peu et revenait encore.

         Une heure… Deux heures… Ils étaient las, écœurés de marcher dans ce cloaque, l’eau étant très chaude et comme visqueuse. Un vent chaud soufflait par instants, drainant des senteurs de pourriture humide, et tout cela était des plus désagréables.

         Les hommes-spectres marchaient eux, sans se plaindre. Leur insensibilité naturelle ne s’animait que lorsqu’ils sentaient la mort. Encore faisaient-ils tout pour la faire reculer, et Ulric continuait à s’exaspérer de cette attitude paradoxale.

         Lui-même d’ailleurs manquait d’enthousiasme. Bruno Coqdor avait noté que le jeune savant avait beaucoup changé depuis la bagarre qui l’avait opposé à l’homme-spectre qui faisait à Wanda une cour si singulière, et le geste fatal qui avait mis fin au martyre de cet immortel.

         On ne voyait toujours pas le rivage, tant la brume était épaisse, montant de ces eaux stagnantes que le soleil surchauffait. De temps à autre, on avait entendu, très loin, le cri bizarre des larves géantes, mais aucune ne s’était manifestée.

         Un petit îlot se dressait devant les rescapés. Tant bien que mal, on s’y dirigea, pour faire halte. De cette marche trébuchante et pataugeante qui était la leur, les astronautes ne tardèrent pas à rejoindre la petite langue de terre où croissaient de maigres arbrisseaux mangés de soleil, et à y prendre pied.

         Ils étaient dans un triste état et les combinaisons-scaphandres ruisselaient d’eau fangeuse.

         Les hommes-spectres semblaient moins fatigués mais sans doute appréciaient-ils eux aussi cette pause dans une marche aussi difficile.

         Il n’y avait pas cinq minutes qu’on avait stoppé, et Bruno examinait l’horizon avec Hog, repérant enfin une ligne grisâtre qui était la terre, quand Râx se mit à donner de la voix. Il s’agitait, sifflait avec fureur et tournait sur place.

         – Râx a senti une planaire, dit Hog, qui connaissait bien le pstôr.

         Un hurlement immense monta et, brusquement, devant eux, la surface de l’étang creva. Terriens et Dzoriens avaient bondi pour faire face mais instinctivement, tous reculaient devant l’horrible chose.

         Une bête ? On ne savait. Cela n’avait guère de forme ni de couleur définies. C’était une masse gélatineuse formidable, longue de près de dix mètres, une forme innommable sans yeux, sans membres, avec seulement un orifice hideux d’où s’échappaient les abominables rugissements.

         Râx, avec un courage remarquable, ouvrit ses ailes et, projeté par ses membres postérieurs tendus comme des ressorts, attaqua la planaire.

         Ce fut, devant eux tous, un duel effrayant. Il fallait l’apport des ailes pour que le pstôr échappât aux coups du monstre. La forme se tortillait en effet avec une incroyable souplesse et portait de toute sa masse pour frapper, se dressant sur sa partie immergée. Parfois, la chose immonde sautait et retombait dans un rejaillissement boueux. L’orifice-gueule tentait de saisir Râx, mais l’écureuil volant échappait, revenait à la charge et mordait furieusement.

         Bruno et ses amis eussent volontiers porté secours au courageux pstôr.

         Mais il était difficile de tirer à l’inframauve sur la planaire démesurée sans risquer d’atteindre Râx. Et les terribles rayons ne pardonnaient pas.

         Bruno, Didier, Norma et Wang se trouvaient sur la berge, l’arme à la main. Tous attendaient un instant propice pour appuyer sur la détente mais l’incroyable rapidité des mouvements des deux antagonistes leur interdisait toute tentative.

         – Oh ! disait Norma, pauvre Râx ! Il ne va tout de même pas succomber devant une horreur pareille.

         Un beuglement effrayant les fit se retourner. Une seconde planaire apparaissait, jaillissant d’un bond et retombant sur l’îlot. Wanda hurla en le voyant près d’elle. D’un bond, Ulric s’élançait devant sa fiancée et sortait son poignard. Il était si près qu’il ne pouvait tirer à l’inframauve et, instinctivement, il avait repris l’arme ancestrale.

         Rampant, tressautant, se tordant sur elle-même, la chose voulait avancer vers Wanda, mais bravement, le jeune savant, n’hésitant plus, acceptait le contact immonde et, à bras-le-corps, il tentait d’endiguer la monstrueuse progression, lardant ce qu’il convenait d’appeler la chair du monstre de coups de poignard.

         Tous en avaient oublié Râx. Le pstôr, soudain, jeta un sifflement désespéré. La planaire numéro un allait le broyer de sa masse. Bruno Coqdor se retourna et, presque sans viser, tira à l’inframauve.

         Le jet de lumière mortelle trucida littéralement la larve dont les deux tronçons retombèrent tandis que Râx, épuisé mais heureux, revenait d’un coup d’aile vers son maître.

         Bruno courait, suivi du pstôr, vers l’autre extrémité de l’îlot.

         Wanda, courageusement, cherchait à braquer son inframauve mais, là aussi, il était impossible de tirer en raison de la présence d’Ulric. Le téméraire garçon continuait à opposer son corps à l’avance de la larve titanesque.

         Les autres, un peu en arrière, criaient :

         – Arrête, Ulric !… Reviens !… On l’aura !… Dégage le tir !…

         Mais Ulric, ruisselant de sueur et de fange, haletant comme un soufflet de forge, frappait toujours, excitant davantage le monstre.

         – Reviens, laisse-le une seconde ! Hurla Didier.

         – Non !

         Il était visible qu’Ulric ne voulait pas lâcher, en raison de la présence de Wanda. Il était le seul obstacle entre la larve et elle et s’il abandonnait, un spasme pouvait atteindre la jeune fille.

         Bruno Coqdor cria à Wanda de reculer. Elle secoua la tête négativement, sans le regarder.

         Elle non plus ne voulait pas reculer. Elle brandissait son pistolet à rayons, guettant le moment où elle pourrait tirer sans blesser Ulric.

         Tous les autres, un peu en arrière, attendaient, horrifiés. Cela recommençait comme avec Râx mais cette fois c’était un homme, ce n’était plus un pstôr qui était en jeu et qu’on risquait de tuer par maladresse.

         – Il y a un moyen, dit Bruno. Nos poignards ! Nous attaquerons tous en même temps !

         Au fond de lui-même, il se disait qu’ils auraient peine à tuer la planaire avec des simples lames, mais il fallait aider Ulric. Râx, près de lui, sifflait rageusement, mais Bruno lui avait mis la main sur la tête pour lui interdire d’attaquer.

         Au cri de Bruno Coqdor, Didier, Norma elle-même, Wang et les hommes-spectres eux aussi formaient un grand cercle, sortant les poignards.

         La planaire fit un bond, passa par-dessus la tête d’Ulric et retomba à deux mètres de Wanda.

         Foudroyée d’épouvante, elle demeura sur place une seconde, au lieu de tirer.

         Tous les inframauves se braquaient, mais Wanda gênait le tir. Alors on vit s’ouvrir l’orifice-bouche, menaçant Wanda. Le péril immédiat rendit assez de sang-froid à la courageuse fille qui leva son arme.

         Mais Ulric, contournant le monstre, l’avait devancée.

         La gueule hideuse se tendait sur Wanda. Ulric bondit au-devant et levant son arme, la plongea dans l’orifice, fourrageant rageusement.

         Au moment où Wanda pouvait enfin tirer, où tous les autres accouraient et où tous les poignards s’abattaient à la fois sur la larve, littéralement déchiquetée en une seconde, la gueule se refermait avec un claquement sec.

         – Ulric ! Hurla Wanda.

         Ulric n’avait pas eu un cri. Simplement, il était tombé, plié en deux comme un pantin cassé.

         Les rayons inframauves désintégraient à demi l’horrible bête. La jeune fille, hurlante, se jetait sur le corps d’Ulric. Norma et Didier accouraient auprès d’elle et Râx, tendant son mufle vers le ciel, sifflait sur un mode sinistre qu’ils n’avaient jamais entendu.

         Bruno Coqdor, très pâle, vint s’agenouiller près de son compagnon, que Wanda, sanglotant, couvrait de ses larmes :

         – Ulric ! Mon chéri ! Mon amour ! Non ! Ce n’est pas vrai ! Ulric ! Réponds-moi ! Je t’en supplie ! Ouvre les yeux ! C’est moi ! C’est Wanda !

         Oh ! Ulric.

         Bruno Coqdor vit le jeune homme battre des paupières. Il ouvrit les yeux, en effet, à l’appel de Wanda. Mais le chevalier terrien comprit immédiatement que c’était là son dernier regard. La gueule de la planaire l’avait littéralement broyé.

         – Wanda…

         Elle gémit encore son nom, posa ses lèvres sur le pauvre visage torturé où perlait une sueur mortelle.

         – Tu as mal, mon amour. On te soignera. On te  guérira !

         La voix d’Ulric était déjà lointaine :

         — Wanda… Non, mon ange… je vais mourir…

         – Ne dis pas cela !…

         – Je vais mourir, Wanda… Cela vaut mieux ainsi… j’ai tué un homme, sur le vaisseau fantôme. Je suis un meurtrier. J’ai donné la mort…

         – À ce spectre, râla Wanda. Qu’importe ! D’ailleurs, tu l’as délivré…

         – On n’a pas le droit de tuer, murmura le mourant.

         Ses yeux devenaient fixes. Bruno Coqdor, qui lui tenait la main, le vit qui cherchait encore Wanda, mais ne la voyait sans doute déjà plus.

         Un dernier murmure s’éleva :

         – Wanda… si tu savais comme je t’aimais…

         Et ce fut tout.

         Norma vint s’agenouiller auprès de Bruno. Mais, à leur grande surprise Wanda cessa subitement de pleurer et se leva brusquement. Son beau visage était tout changé et une flamme inconnue brillait dans ses yeux.

         – Ulric est mort. Mort ! Hurla-t-elle. Comprenez-vous ce que cela veut dire ? La mort… La fin de tout… de la vie… de son regard… de sa voix qui me disait des mots d’amour merveilleux… Fini tout cela… La mort ! Cela signifie qu’il n’y a plus d’Ulric, qu’il n’y aura plus jamais d’Ulric…

         Norma s’élança vers elle :

         – Wanda, calme-toi !

         Bruno, Inquiet, fronçait le sourcil. Cette crise l’inquiétait et il recommençait à lire, mais cette fois, très clairement, les pensées terribles de Wanda, que la douleur déchaînait.

         – Ulric est mort ! Répétait la jeune femme, dressant son beau corps et élevant les bras vers le ciel où rayonnait le soleil torride dans l’air lourd et brumeux.

         Didier et Wang voulurent, eux aussi, aller vers elle. Mais elle les repoussa tous et se mit à courir. Elle fut seule, à l’extrémité de l’îlot loin du corps désormais inerte d’Ulric, et d’eux tous.

         – Ulric est mort. Mort ! Cria-t-elle et sa voix s’étendit très loin sur les grands marécages. Ulric est mort et c’est aussi la fin de notre amour…

         Norma se mit à pleurer :

         – Pauvre Ulric. Et pauvre Wanda !… Elle va devenir folle !

         Soudain, l’attitude de Wanda changea encore. Elle revint, mais cette fois vers le groupe des hommes-spectres :

         – Vous tous, cria-t-elle, vous vous plaignez ! Vous gémissez sur votre immortalité ! Mais ne voyez-vous donc pas ce que c’est que la mort ? La fin d’un homme, d’un jeune homme plein de vie, d’espérance et d’amour. Et quand on est immortel, tout cela ne finit pas, ne peut pas finir.

         Bruno, cette fois, cria :

         – En voilà assez ! Wanda, je vous ordonne de vous taire ! Wanda éclata d’un rire qui faisait mal :

         – Me taire ? Quand je vois Ulric mort… et quand on me propose de vivre éternellement… De vivre… Vivre ! Il n’y a que cela qui compte.

         – Wanda, cria Norma effrayée, tu ne veux pas dire…

         Échevelée, démente, très belle dans sa douleur et son exaltation, Wanda cria vers les Dzoriens :

         – Je veux être semblable à vous, immortels ! Je ne veux pas mourir… Je vais vers vos cités… et vos savants me donneront l’éternité pour vivre…

         Norma se mordit les lèvres. Didier et Wang échangèrent un regard navré. Hog et les hommes-spectres gardaient leur impassibilité coutumière.

         Bruno Coqdor, lui, regarda la jeune femme, puis leva les yeux vers le ciel.

         Dans la voûte embrumée, quasi insoutenable au regard, l’Étoile de Satan brillait de son sinistre éclat, et semblait bien mériter son appellation, tant elle paraissait faite pour luire sur un monde de malédiction.

         Bruno Coqdor entendit Râx qui pleurait près du corps rigide d’Ulric, en émettant un sifflement si triste qu’il semblait venir d’un autre monde…

        

        

         DEUXIÈME PARTIE

        

         LA CITÉ DE LA VAINE SCIENCE

        

        

CHAPITRE PREMIER

        

         C’était le matin, sur la cité de la Vaine Science.

         Autrefois, la ville avait été splendide, un joyau de technique et de confort scientifique. Là, les Dzoriens avaient centralisé leurs principaux laboratoires et ils en avaient fait en quelque sorte une capitale de leur science.

         C’était là, dans un antre de sorcier évolué que le professeur Ghowix, prestigieux biologiste, avait trouvé le moyen de rendre immortelles les cellules humaines et, partant, les hommes, tout en conditionnant leur cerveau de telle façon qu’ils luttaient en permanence pour conserver cette vie susceptible d’éternité.

         Et puis le drame s’était joué. Tout un peuple immortel, mais stérile, horrifié de son état mais incapable de rien faire pour mettre fin à ses jours interminables, se détournait avec horreur de la ville maudite entre toutes.

         Elle était à l’abandon, depuis des siècles. Pourtant, en son centre une véritable forteresse existait toujours, et demeurait en activité, actionnée par des centrales hydro-électromagnétiques.

         Les savants de Dzo y étaient réunis, ceux du moins qui n’avaient pas sombré, comme beaucoup de leurs compatriotes, dans une sombre apathie.

         Autour de Ghowix lui-même, ils poursuivaient leurs expériences séculaires afin de trouver le moyen d’inverser une seconde fois le métabolisme de leurs congénères et de les rendre à leur condition première de mortels.

         Sous les premiers rayons solaires, un groupe exténué, lamentable, pénétrait dans la ville morte.

         Bruno Coqdor et Wang soutenaient Wanda, et le pstôr marchait ou voletait autour d’eux, bien las lui aussi. Didier et Norma, très près l’un de l’autre, comme toujours, progressaient péniblement.

         Hog et les hommes-spectres suivaient. Ils demeuraient impassibles, selon leur habitude et leur étrange vitalité ne se manifestait guère que dans cette manie qu’ils avaient tous d’agiter sans cesse les doigts, les mains. Les Dzoriens étaient bien moins fatigués que les Terriens, encore que le chemin eût été long et difficile depuis les grands marécages.

         Ils avaient quitté l’îlot tragique après y avoir enseveli Ulric, sous les yeux fixes d’une Wanda qui ne pleurait plus, qui semblait hors de tout. Et puis ils avaient regagné la rive, sans avoir rencontré d’autres planaires.

         Le reste du voyage avait été sans histoire, sinon qu’ils avaient choisi d’avancer la nuit. Si bien qu’à l’aube ils avaient aperçu au loin les tours quadrangulaires, les colonnades spiralées, les flèches audacieuses, hautes de centaines de mètres et supportant d’incroyables antennes de ce qui avait été une ville prospère, grouillante de vie.

         Tout cela tenait encore debout en partie mais, au fur et à mesure qu’ils y arrivaient, les Terriens voyaient la lèpre du temps qui avait exercé ses ravages.

         Les immenses buildings étaient lézardés, fissurés. Plusieurs s’étaient partiellement effondrés d’ailleurs. Les murs géants, les constructions titanesques sombraient dans cette tristesse des grands abandons, et toute la malédiction de Dzo semblait transpirer de la métropole morte.

         Des ponts métalliques, d’une incroyable audace, lancés sur mille mètres en voûtes gracieuses étaient dévorés de rouille. Des plates-formes situées à des hauteurs vertigineuses, des pylônes dignes de Babel, des tourelles élancées comme des javelots demeuraient figés dans leur jetée vers le ciel.

         Et tous évoquaient assez bien la grande supplication muette d’un univers qui a outrepassé les lois divines et stagne dans un éternel châtiment.

         Et tout cela, comme la carène de l’ Œil Rouge, portait l’implacable stigmate des siècles d’horreur, de vie sans fin, de cœurs desséchés et de cerveaux embrumés de désespérance.

         L’esprit des damnés de Dzo semblait avoir atteint jusqu’à la pierre, au verre, au plastique, au métal. Tout avait pris des teintes lugubres, des tons délavés, des reflets sinistres. Un vent assez vif, brûlant comme toujours, soufflait parfois, en brusques rafales, comme pour chercher à éveiller les échos des jours heureux, perdus depuis plusieurs millénaires peut-être.

         Mais tout demeurait mort. Alors le vent se taisait et la ville retombait dans son aspect normal, avec son visage de spectre sans espoir.

         Et il commençait à faire atrocement chaud, en dépit de l’heure matinale.

         – C’est bien trouvé, d’avoir appelé ce soleil l’Étoile de Satan, ronchonna Didier… Cet astre est digne de l’enfer…